Aux lendemains de la seconde guerre mondiale, les souffrances des victimes ont été refoulées par le bulldozer de la normalisation politique et la Justice encore foisonnante d’ivraie pétainiste n’a guère favorisé la mise à jour des actions sordides de la collaboration. Quand le fonctionnement social choisit de taire l’infâme passé au lieu de le dénoncer publiquement, la raison est-elle du côté des lâches innombrables qui s’accommodent de tout ou du fou qui s’insurge seul contre l’amnésie générale! Erasme fit en son temps l’éloge de la déesse folie pour son aptitude à dénoncer les turpitudes de deux strates dominantes, la courtisanerie et le haut clergé. Lydie Salvayre exalte aussi à sa manière la déraison en signant en 1994, un huis-clos tragi-comique, la compagnie des spectres.
Dans un appartement encombré et insalubre comme la caverne de Diogène, Rose et sa fille Louisiane reçoivent la visite d’un huissier venu pratiquer une saisie conservatoire. Tout au long de l’inventaire de chaque pièce traversée, Rose qui tient l’homme de loi pour un envoyé de Darnand le chef de la Milice en 1943, l’abreuve d’injures et de soliloques et veut le jeter dehors empêchée par sa fille en lutte pour la sauvegarde des convenances du présent. Un jeune frère massacré par deux miliciens sur une dénonciation calomnieuse en 1942, une mère venue demander justice au Maréchal en personne à l’Hôtel du Parc, humiliée par la police vichyste, ces deux tableaux de larmes et de sang ont rivé à jamais le cerveau de Rose au passé maudit, à la dramaturgie toujours vivante. En 1994, les collobos, Pétain qu’elle appelle Putain, Darnand ou Bousquet sont pour la démente, encore aux basses œuvres. Comment peut-il en être autrement dans un pays ou les rideaux sont tirés sur les méfaits des séides du régime vichyssois, où les propos les plus ouvertement antisémites au café du commerce sont couronnés de succès! Conçue un soir d’étreinte avec un Antillais, en séjour psychiatrique, Louisiane qui n’a que dix huit ans s’est enfermée bon gré mal gré dans le scénario maternel pour tempérer ou annihiler les effets dévastateurs des troubles mentaux et comportementaux. A la conclusion pourtant, mère et fille d’un même élan se rebellent…
D’une plume incisive Lydie Salvayre consigne le souvenir d’exactions épouvantables dans une période noire ou l’inertie de la population agenouillée devant un vieillard indigne surnommé le père de la nation avait favorisé l’ascension des natures les plus intolérantes, cupides et sanguinaires. Elle accompagne le retour du refoulé de récits cocasses alternant le cru et le châtié, selon que la folle maman nourrie dans sa réclusion de saines lectures manie la crème du proverbe ou l’obscénité tapageuse. Le récit théâtralisé via la triple unité d’action de temps et de lieu confirme l’appétence de son auteure pour les psychés abracadabrantesques, frappées de plein fouet par les ravages de l’Histoire.