Y a t-il un lien entre la doctrine de Jésus et les Croisades, entre le concept marxiste de dictature du prolétariat et le Stalinisme, entre la théorie nietzschéenne du surhomme et le nazisme, entre les leçons coraniques et les vagues d’attentats qui ensanglantent nombre de communautés en ce début de siècle. Non heureusement, les textes philosophiques ou religieux n’étant jamais réductibles à l’usage qui en est fait par les pouvoirs politiques quels qu’ils soient. Godefroy de Bouillon, comme Lénine ou Hitler n’eurent besoin que d’une rhétorique vulgarisée pour manier les individus et justifier par le verbe la domination sanglante d’un appareil militaire, d’un parti unique, sa bureaucratie, sa nomenklatura. De semblables régimes dictatoriaux tentent de se maintenir ou de s’implanter aujourd’hui en Syrie, en Irak en reproduisant les mécanismes de diffusion de la terreur au sein même du corps social. Le trait d’union entre ces différents pouvoirs est de s’extraire du cadre naturel d’exercice de la violence légale, la légitime défense au profit d’une conception amorale du politique qui pratique l’exaction barbare à grande échelle.
Comme seul dans Berlin consignait les effroyables mécanismes d’oppression de la société allemande sous régime nazi, Hiver rouge du Britannique Dan Smith reconstitue le climat glacial et sanguinaire de la terreur rouge en Russie sous domination bolchevique qui enveloppe l’errance périlleuse d’un soldat déserteur au cours de l’hiver 1920, à travers l’immense steppe, ses forêts enneigées, ses fermes désertées et ses villages martyrs.
Soldat de l’armée rouge pendant la première guerre mondiale puis versé dans la Tchéka, l’armée politique bolchevique, Nikolaï Levitski a mis en scène son décès puis déserté en compagnie d’Alek, son frère mort en chemin de ses blessures. Son unique objectif, regagner le village familial pour enterrer cet aîné idolâtré dans l’adolescence et réhabiliter son humanité perdue auprès de Marianna son épouse et ses deux fils âgés de 12 et 14 ans. Sa foi révolutionnaire s’est définitivement consumée au spectacle des excès de la répression visant les blancs et leur supposés soutiens dans la population puis les verts, ces paysans révoltés, spoliés par d’abusives réquisitions. Mais le hameau de Belem n’est plus qu’un fantôme, les hommes ont été torturés au fer rouge de l’étoile à 5 branches symbole du pouvoir puis exécutés, les femmes noyé ou emmené vers les camps de travail du Nord avec les plus âgés des enfants. Galina une amie de la famille a seule survécu, cruellement blessée à l’orbite, à demi folle, à demi moribonde. Kochtcheï est le responsable du massacre et de la déportation croit-elle se souvenir avant d’aller mourir près des siens au fond du lac gelé. Mais c’est un nom d’emprunt tiré des contes et légendes, un barbe bleu des steppes. Sur son fidèle cheval Kashtan capable de brouter l’herbe sous la neige, Kolia suit les traces du détachement meurtrier en chasseur expérimenté traqué lui-même par sept militaires sur ses talons, sitôt son plan éventé. La peur de ne jamais retrouver sa famille vivante s’amplifie alors.
Dans ce périple glacé au cœur d’une campagne terrifiante sous la brume et ses sortilèges, l’auteur s’attache à dépeindre l’itinéraire d’une conversion; L’homme de devoir finit par désobéir et reconquiert au fil des épreuves son sens de l’altérité et sa bienveillance, déjouant les règles d’un univers de répression, où chacun est une menace pour l’autre, prenant soin dans sa cavale, d’une enfant de 12 ans au risque de sa vie. En point de mire, l’outil parfait de la répression, le tortionnaire sadique accompli, soldat lui aussi mais au profil si éloigné du sien et pourtant si proche! Le tableau des exactions n’est ici qu’esquissé, l’histoire de la terreur rouge sous Lénine avant Staline ne se dévoile qu’à travers le prisme des destinées individuelles que le hasard confronte, dans l’intimité des postures face au danger. Avec pour seul atout, une puissante monture, l’espérance du héros ne tient qu’à un fil formant un angoissant suspense aggravé par les incidences extrêmes de l’hiver Russe.