RSS Feed

‘Histoire’ Category

  1. Jean Moulin, l’ultime mystère

    février 19, 2016 by Jacques Deruelle

    moulin couv

    En 1977, une émission des dossiers de l’écran fut consacrée à la résistance française pendant l’occupation. Péremptoire, Henri Frenay l’ancien patron du mouvement Combat accusa Jean Moulin d’avoir été un agent crypto-communiste.  Indigné comme nombre de téléspectateurs, son ancien secrétaire Daniel Cordier demeura pétrifié devant le ton cassant de l’ancien ministre des prisonniers, déportés et rapatriés de 1945: « vous ne saviez rien, vous n’étiez que l’intendance ». Cette accusation gratuite visant le martyr de Caluire,  en dit long sur la violence des conflits qui ont entravé le travail d’unification de la résistance intérieure mené par le représentant du Général de Gaulle. « Il est certain que des résistants ont commis l’abomination d’éliminer des camarades pour arriver les premiers à Paris, et il l’ont fait par les Allemands », avouait le général après la seconde relaxe du principal accusé de la trahison, René Hardy allias Didot, chef du réseau fer à Combat.

    Querelle de leadership entre fortes personnalités en apparence, le conflit Moulin-Frenay traduisait en réalité une somme de désaccords idéologiques profonds. Frenay avait cru à la possibilité d’un double jeu de Pétain et détestait les communistes. À Combat, nombre de nationalistes tel Guillain de Bénouville, étaient devenus anti-allemands autant  qu’anti-communistes. Moulin de son côté pour qui Pétain n’était qu’un traître à la patrie voulait établir l’unité d’action des combattants de l’ombre toutes obédiences confondues afin d’asseoir au plus large la légitimité gaullienne exclusive de toute inféodation anglo-saxonne.  Les émissaires de Combat au contraire collectaient des fonds américains en Suisse, devenant ainsi les complices conscients ou non du grand jeu américain, l’installation à Paris d’une gouvernance vassale.  Enfin, Combat entendait occuper un rôle de premier plan à la libération en raison du discrédit jeté sur les partis. Pour De Gaulle, les résistants n’avaient pas vocation ipso facto à incarner le politique. Ils devaient se fondre dans l’armée régulière à mesure de la libération du territoire et poursuivre jusqu’à Berlin la représentativité de la France condition de son futur rétablissement dans le concert des nations alliées. Ce fut le sens de la réponse du Général au jeune François Mitterrand reçu à Alger: Je veux servir mon général! Alors rejoignez l’école des officiers! propos que le futur Président Socialiste interpréta ainsi: il veut m’envoyer à la mort!

    moulin portrait

    Unique en son genre, la capacité d’analyse stratégique et politique du Général était depuis les discours de  Juin 1940 – des forces immenses n’ont pas encore donné, cette guerre est une guerre mondiale!-  parfaitement visionnaire  et de  lointaine portée. De Gaulle n’était certes pas Communiste, mais il avait en tête de préserver ses chances de limiter l’expansionnisme européen de son allié Staline . L’homme du 18 Juin 1940 -moi Général de Gaulle!- tirait toute sa légitimité de sa supériorité à analyser les enjeux du conflit et à anticiper ses conséquences en tant que défenseur des intérêts futurs d’un pays discrédité. Moulin paya de sa vie aussi sans doute, le succès progressif de la stratégie du premier des Français libres et la marginalisation ressentie d’ambitieux  chefs de l’ombre, sur le terrain politique de la future reconstruction nationale.

    Familier d’une des affaires les plus rémanentes de l’occupation, Pierre Péan dessine à travers un nouveau récit, Jean Moulin, l’ultime mystère, co-écrit par Laurent Ducastel, un portrait plus intimiste parfois romancé de l’ancien Préfet révoqué. En 1936, alors qu’il organise l’aide secrète aux Républicains espagnols du Gouvernement de Léon Blum, devenu Directeur de Cabinet de Jean Pierre Cot Ministre de l’Air, Jean Moulin rencontre  au cours d’un dîner parisien une riche artiste peintre proche du fauvisme, d’origine juive, pleine de charme et très courtisée, Antoinette Sachs.

    dessin-humoristique-balai-Jean-Moulin

    Dessin de Jean Moulin

    Celle qui épouse ses goûts pour l’art contemporain et la poésie deviendra une amie fidèle puis une maîtresse. Membre du parti radical socialiste Antoinette partagera ensuite  les  dernières années du combat clandestin de Jean en épaulant le renseignement via Londres.  En 1944, après l’arrestation de Caluire, elle échappe de justesse aux griffes de la Gestapo de Nice et se réfugie en Suisse jusqu’à la libération.

     

    moulin et antoinette


     

    Pendant l’instruction du premier procès Hardy en 1946, elle multiplie les enquêtes, récolte témoignages et documents pour épingler les responsables de la trahison, se muant en auxiliaire de justice passionnée et efficace grâce à son exceptionnel  entregent et à son imposant carnet d’adresses. Las, le défenseur de René Hardy, Maurice Garçon obtient que les rapports allemands retrouvés à Nice ou à Berlin établissant la qualité d’agent double de Didot mais provenant de l’ennemi soient écartés du procès. Les témoins qui n’ont qu’une preuve visuelle de la trahison de l’accusé sont violemment malmenés et déconsidérés et c’est l’acquittement faute de preuves. Antoinette Sachs obtient du Directeur de la DST Roger Wybot, une relance de l’enquête officielle.  La preuve  de l’arrestation de Didot par les Allemands dans un train Paris Marseille toujours niée sous peine de révéler en lui le mouchard, est exhumée des archives de la SNCF. Hardy signe alors des aveux sur ce point puis se rétracte en Avril 1950 au cours du second procès militaire suivant son tonitruant Conseil parti en croisade contre le quotidien l’humanité qui réclame la tête du traître de Caluire. Nouvelle pratique d’abaissement des témoins rudoyés -Laure Moulin inclue- par un ténor du Barreau sans scrupules. Les sept juges se prononcent à la majorité pour la culpabilité de Hardy qui est libéré pourtant faute de majorité … qualifiée. L’ultime compagne du fédérateur de l’Armée des ombres soupçonnera un temps de complot l’entourage Londonien du Général accusé de n’avoir rien fait pour délivrer son amant des geôles de Barbie son tortionnaire. Accusation légère tant les moyens logistiques et humains manquaient pour libérer qui que ce soit des caves de la Gestapo,  Moulin, Brossolette, Delestraint comme tant d’autres! En 1964, l’entrée au Panthéon des cendres du fondateur du Conseil National de la Résistance,  choisi entre tous pour incarner le symbole de l’héroïsme figure l’hommage réparateur de la nation. 

    Discours Hommage d’André Malraux à Jean Moulin le 19 Décembre 1964

    De Jean Pierre Azéma à Daniel Cordier, de Pierre Péan à Dan Franck (https://www.carnetdelecture.net/les-champs-de-bataille-de-jean-moulin/), tous les historiens, chercheurs ou romanciers soulignent la responsabilité de cadres de Combat dans l’issue tragique de la réunion de Caluire, par dissimulation d’informations et double jeu. Aussi les décisions de relaxe successives  eurent le goût amer de l’incomplétude. Le dévoilement progressif des archives militaires  révélera peu à peu, dans le futur, d’autres mystères sur la Résistance, tenant aux dissensions mortelles ignorées du grand public au nom de la raison d’État tournée vers la réconciliation nationale puis franco-allemande.  La mémoire de Jean Moulin qui résista aux pires tortures à Lyon et à Paris, sans jamais parler « lui qui savait tout »*, tant son courage était immense,  n’est donc pas prête de s’éteindre.

    * De Laure Moulin, sa sœur.

     

     

     

     

    Download PDF

  2. Seul dans Berlin

    août 16, 2015 by Jacques Deruelle

    Seul dans Berlin
    seul dans berlin affiche

    Souvent posée, la question de la responsabilité du peuple allemand dans l’expansion du nazisme et sa folie génocidaire et meurtrière dont en France le massacre d’Oradour sur Glane fut l’odieux symbole, n’a jamais trouvé de réponse globale satisfaisante en raison sans doute de difficultés théoriques mais aussi à cause de la culture de l’oubli prônée par les acteurs, peu enclins à se regarder au miroir de la culpabilité. Faut-il examiner plutôt ce que fut le degré d’adhésion des citoyens depuis la prise de pouvoir de Hitler jusqu’à la capitulation du 8 Mai 1945, le niveau de la défiance populaire voire les traces d’une quelconque résistance! Or quelle pouvait être  la réalité  de la sédition dans un pays condamné à la tyrannie absolue, privé de tous les réseaux de solidarité issus des formes traditionnelles d’opposition, presse, syndicats, partis politiques complètement anéantis, comment combattre  un régime fasciste dont l’appareil policier et militaire sophistiqué éliminait méthodiquement tous ses adversaires! Chaque allemand dont la cellule  familiale avait éclaté dans la guerre,  s’est trouvé de fait partagé entre soutien et soumission et rarement conduit à la mutinerie par les sursauts de sa conscience. En France, Pétain profita longtemps de la même passivité peureuse de nombreux compatriotes.

    Rare romancier à négliger le tabou de l’histoire des heures noires du peuple allemand, et donc, témoin précieux,  Hans  Fallada a  décrit  la vie quotidienne du petit peuple pendant la deuxième guerre mondiale à travers les figures emblématiques des habitants d’un immeuble de la Rue Jablonski à Berlin. « Seul dans Berlin » écrit en 1946 sur le grill des événements compose un panorama édifiant de la réalité sociale urbaine. Une galerie de personnages cohabitent,  la famille Persicke fervente soutien du régime, le père poivrot, ses deux fils  à la SS dont un, dirigeant du parti nazi terrorise le quartier, sa fille SS garde un camp de concentration, le couple Rosenthal, mari juif incarcéré pour « fraude à l’exportation » et sa vieille épouse terrée, anéantie par l’angoisse, Borkhausen, mari complaisant de la gardienne d’immeuble et mouchard acoquiné pour les intrigues et les larcins à Enno Kluge  parasite et volage chassé du domicile par Eva sa femme postière lassée de ses frasques, le conseiller à la Cour retraité From, discret et bienveillant envers les voisins victimes de la répression, Otto Quanqel contremaître d’une menuiserie industrielle réquisitionnée pour la fabrication de caisses de munitions puis de cercueils et son épouse Anna. Les Persicke arrosent la capitulation de la France au champagne saisit dans ses caves, quand  les Quangel reçoivent l’annonce du décès en combattant de leur fils unique. Anna  vitupère alors le Führer, son régime mortifère et blâme son époux de son silence complice. Aiguillonné  par le remord de cette disparition, Otto le taciturne, artisan consciencieux de la production de guerre va mûrir un scénario de résistance destiné à faire tâche d’huile. Et de calligraphier chaque dimanche des cartes dénonçant les mensonges et les turpitudes du régime qui seront déposées discrètement par le  couple dans les halls d’immeubles anonymes. Ces cartes fleuriront bientôt par centaines suscitant l’ire paranoïaque de la Gestapo et la traque des auteurs.

    Seul dans Berlin débute avec la phase de radicalisation du  régime qui impose le  ralliement de tous à la politique belliciste du Führer au prix d’une surveillance intensive de chaque lieu de vie, cafés, commerces, usines, immeubles, par le réseau des membres du parti et leurs indicateurs. La Gestapo est le fief de soudards malfaisants et alcoolisés dont la brutalité se déchaîne contre les suspects de tiédeur voire d’hostilité au parti nazi. Hans Fallada dépeint un microcosme peuplé de dirigeants grossiers et sadiques, régnant sur une population asservie par la peur. Les cadres de l’ancienne police, de la justice, de l’enseignement ou de la santé se sont pliés au carcan honteux de l’idéologie, participant à l’élimination des « ennemis » du Reich au nom du principe de légalité. On voit un médecin qui euthanasie sur ordre tel « parasite », soigner à l’opium sa propre lâcheté. Seuls les courageux Quangel dont la croisade se prolongera par miracle, rachètent  l’honneur de leur congénère au risque de la guillotine. Seul dans Berlin qui cible le quotidien d’un quartier dans l’euphorie des conquêtes puis dans la tourmente des bombardements enfin dans l’ère des désillusions après Stalingrad rejoint sans déformation manichéenne le constat historique d’un régime qui surveille et punit ses sujets jusqu’aux extrémités du délire de la persécution. Ainsi tout rebelle condamne ses proches mais encore l’ensemble de son réseau d’inter-connaissance!  Au cœur du troisième Reich, la résistance se bornait à des actes protestataires limités en attendant des jours meilleurs  et à assurer sa propre survie! En 1945, Eva Kluge la postière tiède adhérente du parti avait fuit la violence urbaine omniprésente pour se reconstruire à la campagne dans les travaux des champs. A l’instar de Jean Giono, l’auteur croit aux vertus rédemptrices de la terre nourricière, avec la foi du panthéiste.

     

    seul dans berlin auteur

     

     

     

     

     

    Download PDF

  3. Eichmann à Jéruralem. Rapport sur la banalité du mal

    décembre 16, 2014 by Jacques Deruelle

    eichmann couv

    Face à la progression électorale du parti nazi ouvertement antisémite et aux premières persécutions, les juifs allemands tentés par l’émigration se heurtèrent dès le début des années 1930 à un accueil mitigé de leurs coreligionnaires  en France, à la fermeture des frontières des autres États voisins, Belgique, Suisse ou Pays-Bas ainsi qu’à l’éloignement géographique des pays anglo-saxons tout autant hostiles à l’immigration. Faute d’esprit de solidarité transfrontalières,  il ne put y avoir en Europe sous la botte hitlérienne, d’exode massif du peuple  juif, jusqu’à la création postérieure de l’État d’Israël en 1948. Seuls les plus fortunés, pourvus d’entregent et chanceux purent fuir, à l’exemple d’Hannah Arendt exilée en 1941 aux États-Unis avec l’aide d’un réseau implanté sur la Côte d’Azur, échappant à un pays pratiquant avec Pétain et Laval, la persécution des minorités. Vingt ans plus tard,  le procès D’Adolphe Eichmann à Jérusalem donna à cette apatride naturalisée américaine en 1951 l’occasion de renouer avec ses racines et de parfaire son analyse du processus totalitaire en examinant de près l’histoire d’un éminent  bourreau nazi jugé au pénal pour crime contre l’humanité.

    eichmann hannah

    Cette précurseuse de la Science Politique légitime le recours au kidnapping par les services secrets israéliens  d’un ancien officier SS planificateur de la solution finale, réfugié sous une fausse identité en Argentine, en fonction des lacunes du droit international qui laissent les assassins en liberté, mais à titre « exceptionnel » au regard du caractère criminel institutionnalisé du régime nazi. Elle souligne au passage la clémence généralisée des verdicts des Tribunaux d’Allemagne de l’Ouest appelés à juger les anciens tortionnaires dans l’indifférence de la population peu encline à subir un examen de conscience culpabilisant. Les Juges de Jérusalem ne sont pas disqualifiés par leur judéité à statuer sur le cas Eichmann,  la Justice se devant de s’extraire du conditionnement politique comme des passions personnelles, (NDLR: des principes un peu idéels si l’on considère l’exemple allemand). En outre, l’accusé n’est pas citoyen argentin et sa patrie d’origine ne lui accorda pas sa protection. Mais souligner avec trop de force le caractère falot et clownesque d’un personnage dans la posture du détenu, son inculture, c’est négliger le double visage de l’officier auréolé vingt ans plus tôt de toute la noirceur de son uniforme, efficace, redoutable et sans pitié dans l’accomplissement de son extraordinaire mission.

    eichmann ghetto

    L’auteure rescapée de la Shoah s’affranchit de toute posture compassionnelle, jetant un regard distancié et critique sur l’empreinte politicienne donnée à ce procès par le gouvernement Ben Gourion désireux de montrer à l’opinion mondiale sa nouvelle capacité de riposte, érigeant la très longue procédure en leçon magistrale et cathartique sur le martyr subi par les Juifs d’Europe au moyen d’une litanie de témoignages sans vrais rapports avec le procès d’un seul.  Eichmann ne fut pas le monstre absolu présenté à l’opinion dans sa cage de verre, mais un fonctionnaire zélé de la politique raciale nazi plus que le quo-décideur de la solution finale. L’inculpé établit sa ligne de défense sur le petit nombre des concepteurs de la politique d’extermination , Hitler, Himmler, Heydrich, lui-même, simple Lieutenant Colonel participant comme des milliers d’autres allemands à la planification de l’holocauste, sans haine du peuple juif et sans avoir jamais tué quiconque de ses mains. Dans un régime qui impose le meurtre de masse tout soldat dont « l’honneur est le devoir » peut-il désobéir? Or, quelques uns seulement y parvinrent à l’image d’Anton Schmidt chef d’une patrouille allemande exécuté pour avoir sans contrepartie, sauvé des juifs en distribuant des faux papiers!  Se pose alors la question de la responsabilité de l’immense majorité des acteurs de la Shoah,  appartenant aux unités d’einsatzgruppen, chauffeurs des camions de la mort, gardiens des camps d’extermination, médecins chargés de la sélection…  et donc de la culpabilité collective de nature à diluer le crime. La conscience du peuple allemand parvint à éclairer suffisamment pour stopper la campagne d’élimination des handicapés physiques et mentaux avant de s’éteindre définitivement sur le sort des juifs, jusqu’au voisinage des fours crématoires « faute de convictions suffisamment enracinées pour assurer un sacrifice inutile » selon le témoignage livresque d’un médecin. Anna Arendt rappelle d’une page magnifique qu’aucun sacrifice n’est inutile dans le temps qui conserve toujours la mémoire des actes justes. « Dans toute situation de terreur, la plupart s’inclinent mais certains ne s’inclineront pas ». Et de passer l’édifiante revue des pays européens complices de la solution finale outre l’Allemagne, l’Autriche et le protectorat déclarés « judenrein » en 1943, la France dont la police rafle les juifs étrangers et français, femmes et enfants compris, ou la Roumanie qui exécuta trois cent mille de ses ressortissants avec une cruauté inégalée. A contrario, des pays occupés résistèrent avec dignité aux déportations, comme la Belgique , les Pays Bas en gréve générale dès les premières arrestations, la Bulgarie, ou encore le Danemark opposé frontalement au port de l’étoile et planificateur… des départs vers la Suède, devenue terre d’asile. Même l’Italie de Mussolini sut se souvenir de son passé humaniste pour ne pas se compromettre.

    eichmann auchwitz

    L’ouvrage souligne le rôle troublant des Conseils Juifs devenus rouage de la machinerie d’élimination, chargés par les nazis de dresser dans les ghettos et les territoires envahis, les listes de déportés et qui préservaient, pour un temps seulement, leurs compatriotes les plus éminents, consentant à la mort des moins favorisés, croyant perdre cent des siens pour en sauver peut-être mille. Pour l’auteure, ce marché de dupes reflétait l’état de déliquescence morale généré par le régime hitlérien chez les nazis comme chez leurs victimes. Le réveil de cette page sombre de l’histoire des fils de Sion suscita une intense polémique et l’excommunication de l’écrivaine des cercles intellectuels Israélites. En introduisant sa chronique, Hannah Arendt osa dénoncer aussi le surprenant parallélisme entre les lois de Nuremberg qui interdisaient tout mariage entre non juifs et juifs et les lois rabbiniques en vigueur en Israël proclamant le même interdit, repris par la loi civile considérant les enfants issus de mariages mixtes comme illégitimes. Or la quête de sens qui animait la démarche philosophique ne pouvait conduire à passer sous silence de telles vérités au nom de la bienséance.  Pour autant l’auteure n’opère pas un transfert de responsabilité du bourreau vers sa victime, le grief majeur de ses détracteurs. Son idéal de recherche fut la compréhension des  facteurs à l’origine de l’expansion du National Socialisme inconcevable sans un immense appui de la population subjuguée par les diatribes iconoclastes de ce guide incroyable, véritable gourou, fascinée par sa volonté de puissance, convaincue par sa mythologie de la suprématie aryenne et gagnée par son mépris de la « race » juive, des Tsiganes, des homosexuels, des handicapés. Parler de « barbarie » fait l’économie d’une explication  sur le plan sociétal. Le psychologue Américain Stanley Milgram montrant les effets d’inhibition de la conscience morale d’un sujet amené à obéir à une autorité légitime,  illustre la capacité de chacun de se transformer, sur injonction, en bourreau comme en témoigne la diversité géographique  des massacres de masse au fil de l’Histoire, plaines américaines, rizières vietnamiennes, plateaux algériens, grands lacs du Rwanda, montagnes de Bosnie, désert irakien… Si la société fabrique l’être humain civilisé que devient l’individu soumis à un régime criminel, à ses lois immorales? Un sujet qui se conforme hélas, abolissant une valeur plus précieuse que la liberté, la responsabilité! C’est elle qui a conduit de rares justes à braver les lois iniques, à se montrer subversifs au péril de leur vie. La « banalité du mal » est un fait avéré tant les Allemands et leur soutien optèrent en si grand nombre et  sans méchanceté souvent, pour l’obéissance et son confort. Désobéir alors supposait une vertu rare,  le courage toujours d’actualité. Dans un cadre social de plus en plus imparfait, l’exercice parfait de la citoyenneté  requiert en effet la conscience en éveil et le courage de refuser, à contre-courant de l’instinct de troupeau.

    eichmann allemands

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Download PDF

  4. Auschwitz et après

    février 3, 2014 by Jacques Deruelle

    une connaissance inutile: aucun de nous

    Durant la seconde guerre mondiale, cent soixante deux mille français furent déportés dont soixante seize mille au titre de la «solution finale» visant l’extermination pure et simple d’une catégorie ciblée de la population. De Janvier à Mai 1945, trente six mille survivants dont deux mille six cent rescapés de la politique raciale furent libérés des camps de concentration et d’extermination. Tel est l’effroyable bilan de la politique d’exclusion menée par la grande Allemagne sur notre territoire avec le concours actif des autorités et services publics français!

    Parmi les déportés de la répression rapatriés en France, une assistante de théâtre issue de l’université populaire, Charlotte Delbo. Entrée en résistance avec son mari Georges Dudach au sein du réseau dirigé par le philosophe Georges Politzer, Charlotte Delbo jusqu’alors assistante de Louis Jouvet contribue dès 1941 à la diffusion de tracts et d’une revue clandestine la pensée libre qui deviendra les lettres françaises, un hebdomadaire de Paul Nizan et d’un groupe d’intellectuels du parti communiste.

    une connaissance inutile portrait georges dudasch

    Les membres du groupe Politzer sont arrêtés en Mars 1942 par les brigades spéciales, organe de la police de Paris spécialisé dans la traque des juifs et des communistes. Les hommes seront torturés et fusillés au mont Valérien, les femmes, déportées à Auschwitz comme nuit et brouillard, ces prisonnières politiques destinées à disparaître. Charlotte qui avait fait profession de contribuer à faire vivre les plus belles pièces et les plus beaux mots de la langue Française subira l’enfer d’Auschwitz du 24 Janvier 1943 au 7 Janvier 1944 puis celui de Ravensbrücke jusqu’à sa libération le 23 Avril 1945 par la croix rouge Suédoise.

    «Aucun de nous ne reviendra», écrit en 1946 n’est publié par Charlotte Delbo que vingt ans plus tard, suivi d’«une connaissance inutile» et «mesure de nos jours», une trilogie sur les camps et l’après, récit d’un long voyage vers l’épouvante sous forme d’impressions couchées au fil de la mémoire évoquant la souffrance collective (livre premier) l’expérience tragique de l’auteure et d’un cercle de françaises (livre second), l’épreuve du retour à la vie normale des miraculées (livre troisième).

    une connaissance inutile

    La tragédie est évoquée dans toutes ses composantes; dès le départ, premiers hurlements, coups de sifflets, premiers coups de cravache pour l’entassement des traquées dans les wagons, jeunes ou vieilles, lettrées ou modestes, le voyage debout parfois assis, un seau inutile, puis l’arrivée au camp en Silésie polonaise annexée à la grande Allemagne, en colonne, les ordre éructés, prisonnières réduites à rien, réduites à néant, un camp de travail, un bagne plutôt de la pire espèce, 12 à 14 heures de travail par jour, à la carrière, au terrassement, sous l’œil du SS, user son peu de force, s’affaiblir et mourir sous les coups de bâton, la morsure du chien ou la sélection, le transport noir en camion vers la chambre à gaz, pour faire de la place aux nouvelles déportées, la chair vive, deux à trois par planche dans les blocs, pour un sommeil réduit à rien, l’appel en pleine nuit qui dure trois heures et plus s’il plaît aux SS, au garde à vous, immobiles, sous la menace des coups de bâton ou de poings pour celles qui flanchent, l’hiver par moins vingt, en sabots ou pieds nus, la peur omniprésente, les mortes de la nuit mises en tas dans la cour, nues, une jambe ou un bras qui dépasse, la peur du sadisme des SS et des kapos, du chien qui arrache les chairs sur ordre, du coup de feu qui abat celle qui n’a pas compris l’ordre, la dysenterie, la faim toujours, la tuberculose, les œdèmes, le typhus, la soif encore, la vermine, la crasse sur soi, partout la souillure, déportée ici pour donner ce qui reste de sa force de travail pour quelques semaines, ou quelques mois avant de s’éteindre ou de périr éliminée, écrasée.

    La résistance dans ces lieux maudits n’avait plus aucun sens pour ces corps meurtris décharnés, des numéros étiquetés d’une étoile ou d’un triangle, ces détenues hagards cernées par la haine des tortionnaires, enveloppées par l’odeur du crématoire (un deuxième four qui explosera un jour, sera construit pour accélérer les cadences), hantées par l’accumulation des cadavres. La résistance dans les camps, c’était tenter quelques gestes de solidarité, dire adieu à celle qui va mourir dans la journée au risque de sa propre vie, se priver de pain pour celle qui meurt de faim, de l’infâme breuvage pour celle qui meurt de soif, consoler la camarade qui souffre sans pouvoir se soigner au revier, l’antichambre de la mort, ou encore lutter intérieurement pour conserver quelques souvenirs de l’autre monde, les mots d’une pièce de théâtre ou le phrasé d’un poème, vivre enfin et surtout une heure encore, un jour de plus pour éloigner de soi le destin commun à toutes, l’échéance vers la mort.

    L’auteure se remémore le 25 Décembre 1944, ce Noël fêté au bloc par des françaises et des polonaises autour d’un sapin, d’une crèche décorés de bouts de chiffons volés un peu partout, une soupe, un chou, des pommes aussi dérobés pour un instant de grâce, le risque de mort mis en sourdine, subi au quotidien mais défié aussi parfois pour se sentir alors vivantes et solidaires.

    Autre parenthèse toute aussi irréelle est le récit du voyage en train de huit détenues transférées à Ravensbrücke évoquant entre elles, l’étendue des épidémies endurées au camp pour chasser du compartiment, des femmes SS envahissantes; le souvenir encore de ce geôlier SS connu de toutes pour sa cruauté, retaillant en gare de Berlin, le lacet défait d’une déportée déchaussée, de cet autre, prêtant aimablement un briquet pour allumer la cigarette de la narratrice. Mais la discipline s’était relâchée et les tortionnaires, une valise de vêtements civils à portée de main retrouvaient un zeste de civilité alors même que se délitait le contexte de la barbarie institutionnalisée.

    mesure de nos jours

    Sujet du troisième récit, le retour vers la vie d’avant fait ressortir une impression première de désillusion et d’amertume. La communauté des vivants n’offre aucune facilité, aucune place particulière à ces revenantes dont l’agonie subie en Allemagne demeure occultée: l’inconcevable expérience n’est décidément pas soluble dans la vie normale. Tenter d’oublier et se taire pour retrouver une place dans une société peu disposée à se remettre en question à l’audition des sacrifiés de l’Histoire, telle fut en règle générale la pressante invite. Il faut rappeler ici que le procès des collaborateurs français du nazisme se referma au nom de la réconciliation nationale, sans que la justice -corrompue elle-même- ait pu jeter ses filets aussi loin que nécessaire. On extirpa de la très longue chaîne des responsabilités des milliers de fonctionnaires zélés (dont Bousquet et Papon deviendront avec quelques autres, les figures emblématiques, quarante ans plus tard). Quel sens donner alors au combat contre l’occupant des fusiliers du Mont Valérien, des déportés d’Auschwitz et de tant d’autres quand les affidés de l’ennemi d’hier se trouvent absous à la libération? Quand les plus grands esprits au lieu de se soulever se sont réfugiés dans une neutralité prudente, comme Jean Paul Sartre, héraut d’une œuvre théâtrale autorisée par la censure et nommé professeur en remplacement même d’un collègue israélite, chassé par le régime.  Sans parler des nombreux artistes, tels Maurice Chevalier ou Tino Rossi régalant pendant toute la guerre, avec un état d’esprit complice, leurs auditoires franco-allemands et exemptés de toute condamnation fût-elle morale, à la libération! La désormais attachée au CNRS, aux côtés d’Henri Lefebvre, redresse pourtant l’échine en évoquant dans ce livre, le parcours des camarades, à l’issue de leur captivité. L’expérience du malheur absolu forme « une connaissance inutile » qui ne vaccine guère pour l’avenir et ne préserve pas des mesquineries du monde ordinaire. Mais le soleil brille toujours dans les cœurs, lors des retrouvailles: la fraternité des camarades est restée jusqu’à la mort de chacune, incommensurable!

    L’œuvre de Charlotte Delbo est le fruit de l’engagement de sa seconde vie toute entière, celui d’une intellectuelle porte parole légitime dans l’élaboration d’un vivant témoignage sur l’horreur des camps nazis, au nom d’un impérieux devoir de solidarité vis à vis des disparues, nourrir la mémoire et la conscience collective. Elle nous révèle aussi qu’aucun totalitarisme ne peut venir à bout d’un idéal de résistance à l’oppression, dont l’exemplarité s’imposait dans une France Pétainiste. Elle nous enseigne encore que l’expérience extrême soude les plus fortes solidarité. L’auteure consacrera d’ailleurs un livre au portrait des deux cent trente déportées du convoi du 24 Janvier 1943 dont cent quatre vingt une disparaîtront dans les camps. Elle nous montre enfin la valeur de la poésie qui parsème le récit, comme un parfait outil non d’idéalisation de ses propres blessures -le refuge narcissique parfois de l’écrivain- mais de sublimation des pires souffrances et du dénuement absolu générant contre l’instinct de conservation de soi, celui des autres, marquant ainsi l’échec d’un système d’écrasement de la solidarité et de la fraternité.

     

     

    Download PDF

  5. Kinderzimmer

    décembre 28, 2013 by Jacques Deruelle

    kinderzimmer affiche

     

    Pour Michelle qui m’a conseillé ce sublime roman.

    Comment traduire à travers l’écriture l’horreur de l’univers concentrationnaire nazi et amener le lecteur au plus près de la réalité vécue sans trahir la mémoire des victimes des camps d’extermination, sans rien masquer des méfaits des bourreaux? Primo Levy dans son récit autobiographique «si c’était un homme» témoigna de son expérience à Auschwitz sans pathos, en clinicien méticuleux laissant au lecteur le soin de porter son jugement. Robert Anselme fit de même dans son livre «l’espèce humaine» qui montre le processus de déshumanisation à l’œuvre dans les camps. En s’appuyant sur la mémoire des rescapées, «Kinderzimmer» de Valentine Goby relate au présent, la chronologie de l’épreuve traversée par une jeune prisonnière politique enceinte à son arrivée à Ravensbrück.

    Comprendre rapidement la langue du camp qui mêle l’Allemand, le Russe, le Polonais, le Tchèque et le Français des prisonnières, pour tenter de survivre dans cet enfer d’injonctions et de violence, trouver dans l’immense bloc une paillasse à partager à deux ou trois et garder toujours sur soi ses maigres affaires pour éviter les vols, connaître à jamais la faim nourrie d’uniques soupes claires, subir à trois heure trente chaque matin l’interminable appel immobile à peine vêtue sous un froid glacial, endurer la brutalité des sanctions, la bastonnade à la discrétion des gardiennes, la balle dans la nuque pour les plus faibles sélectionnés dans les rangs, souffrir de la dysenterie de la tuberculose ou de maladies graves au risque de finir empoisonné au Revier, le baraquement médical, l’héroïne découvre toute la panoplie des horreurs d’un camp d’extermination de quarante mille détenues dont une frange survit en tant que main-d’œuvre asservie à la production de guerre.

    Taire impérativement la vie qu’on porte en soi jusqu’à l’accouchement: Mila Langlois la jeune femme enceinte d’un blessé anglais membre de son réseau découvre fin 44, la chambre des enfants dévolue au contrôle des naissances. Quarante nouveaux nés alignés sur un châlit nourris quatre fois par jour par les mères à la mamelle jusqu’à l’assèchement et qui meurent dans les trois mois faute de soins, de couches, de biberons, de lait malgré la solidarité des prisonnières et le dévouement désespéré de Sabine pédiatre affectée à la kinderzimmer et qui fabrique les tétines avec des gants de caoutchouc pour retarder l’inévitable décès dû à la dénutrition, au froid, aux diarrhées, aux morsures de rats.

    Valentine Goby nous livre un grand roman d’une maternité plongée au cœur même d’un univers inhumain et monstrueux où se débat une jeune mère inexpérimentée et candide, trouvant dans les ressorts de l’entraide les moyens de subsister contre toute logique dans un présent toujours précaire et illusoire. Enfermé dans ses pauvres chiffons, le bébé incarne la folle résistance individuelle à l’oppression collective. Sa survie résonnerait comme une victoire inespérée sur la barbarie. Porter le témoignage de cette épreuve extrême, insensée, vécue à la Kinderzimmer par Marie José Chombart de Lauwe résistante exemplaire évoquée dans le roman constitue un admirable défi: exprimer l’ineffable réalité d’une idéologie de la sélection pour combattre les méfaits des résurgences toujours vivaces au Vingt et unième siècle!

    kinderzimmer

    Download PDF

  6. Texaco

    octobre 11, 2013 by Jacques Deruelle

    La littérature a vocation à sortir le lecteur de son champ clos relationnel en lui ouvrant les portes d’autres expériences de la réalité vécue ou pensée que la sienne. Elle élargit sa vision du monde en révélant la valeur des identités issues de cultures minorées voire saccagées par l’Histoire. Rompant avec le concept stigmatisant d’étranger, elle fait découvrir l’altérité, conscience d’une commune appartenance au genre humain, et clé d’accès à la reconnaissance d’une citoyenneté universelle.

    Texaco de Patrick Chamoiseau emprunte la forme du roman pour bâtir l’histoire mouvementée de l’identité antillaise à travers la saga de la fondatrice du quartier éponyme de Fort de France en Martinique, Marie-Sophie Laborieux, dont le grand-père, esclave irréductible et fort de savoirs magiques ancestraux, enfermé au cachot «dont on ne sort jamais», accusé d’empoisonner les récoltes des planteurs, les békés, périra sauvagement traité, comme pour effacer à jamais de la mémoire nègre, les racines de la libre et lointaine terre natale.

    Son fils Esternome, qui comme nombre d’affranchis, doit sa propre liberté à la vie sauvée d’un blanc, son propriétaire blessé par un esclave en fuite, devient charpentier par attrait des techniques d’assemblage, pour le compte d’un patron blanc seul autorisé à commercer. Avec Ninon sa compagne, Il implante son abri dans les hauteurs périphériques de Saint-Pierre, les Mornes où la charrue du planteur ne peut travailler. Les nègres et les mulâtres (les milates) n’occupent dans l’espace colonial français que des terres résiduelles et reléguées.

    texaco victor
    Sous-Secrétaire d’État à la Marine et aux Colonies, Victor Schoelcher abolit l’esclavage dans les colonies françaises en 1848. Mais la liberté octroyée par la patrie des grandes Déclarations tarde à se faire sentir au sein des Îles Caraïbes et seules d’amples émeutes contre l’injustice accéléreront le mouvement d’émancipation à la fin du dix-neuvième siècle. La propriété foncière n’est cependant pas remise à plat à l’avantage des Blancs de France et des békés. Face au maintien des structures de domination de la société coloniale, les gens de couleur revendiquent un partage des récoltes puis un salaire négocié pour finalement ne travailler aux champs «qu’au gré de leur humeur», une manière de se sentir libéré du labeur de l’esclavage.

    Les planteurs tentent de conserver la prospérité du temps des chaînes en important une main d’œuvre portugaise, chinoise ou indienne (koulis). La misère accrois chez les indigènes victimes des tornades et de l’éruption de la soufrière qui rase la ville de St Pierre. Esternome participe à la reconstruction des cases dévastées, au pavage des routes puis s’enfonce dans une profonde dépression au départ de Ninon. Sa rencontre avec Idoménée, une douce aveugle dont il partage la case avant la conjugalité réanime sa vitalité d’artisan et la prospérité de son jardinet assure l’ordinaire. De cet amour volé à l’instabilité sociale et à la pénurie naîtra la narratrice de cette sombre et amère épopée familiale.

    A la mort de ses parents, la jeune femme subira un parcours de misère, exploitée par des patrons blancs, prédateurs jusqu’au viol, devenue infertile par l’ usage des herbes qui délivrent, puis matriarche à force d’expériences nuptiales malheureuses. Dans les colonies françaises, il est vrai, la métropole n’a guère diffusé son modèle de stabilité familiale, la séparation forcée des couples d’esclaves est au contraire, massivement pratiquée!

    texaco le quartier

    Marie Sophie désormais avancera seule d’un pas décidé en s’occupant d’autres femmes dont le sort est lié au sien. Et s’arrimer au pays c’est pénétrer dans «l’En-ville» (Fort de France) pour gagner de haute lutte le droit d’installer une configuration de cases de fibrociment qualifiée de bidonville par le développement urbain, sur une friche industrielle du domaine public national concédé à un pétrolier, Texaco. Pendant plusieurs décennies, à de multiples reprises, toutes les cases seront rasées sur injonction préfectorale par les «céhêresses», mais toujours la fondatrice du quartier rebâtit, suivie par ses semblables qui refusent les terrains municipaux de substitution. Cette détermination homérique finira par triompher de l’aveuglement administratif national. Le pétrolier plie ses derniers bagages et la Mairie d’ Aimé Césaire le poète de la négritude et Maire depuis 1945, rachète le terrain et viabilise le quartier. Dépositaire de l’âme de Texaco, la vieille dame gagnera un ultime combat pour la préservation d’un quartier érigé dans la violence d’une épreuve de force et sa rénovation comme un témoin de l’histoire humaine, plutôt que sa démolition selon la logique uniformisante de la ville «moderne», aux portes des années soixante.

    texaco l'auteur

    A travers les pérégrinations d’une famille antillaise, Patrick Chamoiseau popularise le combat du peuple créole pour sa dignité contre le privilège de l’État de réserver les terres attractives aux seuls intérêts marchands. Le monde des cases n’est pas le bienvenu dans l’En-ville segmentée par le pouvoir blanc. Après avoir vaincu l’illettrisme en puisant dans la bibliothèque des maîtres, Marie-Sophie Laborieux possède l’arme du verbe pour entraîner à sa suite, les affamés et les sans logis et conquérir par la ruse et le cramponnement, le droit de s’implanter dans l’interstice d’une zone urbaine maritime. Dans l’adversité, seul le combat secoue le peuple et le fait avancer. Celui de Texaco n’est pas un simple retour en arrière, il révèle les soubassements de l’identité antillaise emplie de désordres et de chaos, réveille les vielles racines et l’histoire pour consolider le présent et construire un avenir plus harmonieux, respectueux de l’héritage. Pétri de culture métropolitaine, l’auteur puise néanmoins aux sources d’un autre référentiel symbolique et mythique propre à la culture africaine. La réalité côtoie le sortilège, l’explication surnaturelle permet d’échapper aux vicissitudes de la vie. De sa plume débordante de vitalité, Patrick Chamoiseau confère au langage imagé et expressif créole, ses lettres de noblesse. Le récit est toujours coloré du cheminement tourmenté de ses personnages, à l’image de la vie même. La visite présidentielle annoncée dans l’île, l’héroïne invitera par exemple papa-De Gaulle à sa table, pour la défense de son projet et prépare un plantureux repas de roi. Peine perdue, elle n’apercevra du protocole qu’une lointaine silhouette s’exclamant, bras au ciel, « mon Dieu, que vous êtes foncés ». La cocasserie dépassée, français étant le mot prononcé, cet épisode reflète la croyance chimérique que le pouvoir, venant d’en bas peut redescendre de l’Olympe pour entendre la voix des administrés! Opiniâtre encore, l’éternelle révoltée obtiendra pourtant le raccordement du quartier au réseau d’eau potable après avoir forcé l’entrée de la grand-case  d’Aimé Césaire. L’élu qui, tel le poète martiniquais, s’est mis au seul service de son peuple, peut donc bel et bien quitter son piédestal.

    texaco aimé césaire

     

    Download PDF

  7. Les fous de Dieu

    septembre 13, 2013 by Jacques Deruelle

    La lecture est parfois à l’esprit ce que l’alpinisme est au corps, une école de persévérance qui conduit à l’inédit, au majestueux, à la force et à la beauté à condition de sortir des sentiers battus, ceux trop souvent formatés de nos parcours quotidiens, et qui offre aux plus curieux, aux moins blasés, le plaisir d’une vraie et stimulante découverte. Tout livre, une manière de sommet atteint par son auteur, est aussi un défi à parcourir pour le lecteur.

    Les fous de Dieu n’est peut-être pas le roman le plus accessible de Jean Pierre Chabrol, avec sa grammaire parcheminée du début du dix huitième siècle, enjolivée de parler cévenol, mais il a la puissance des reconstitutions les plus fidèles aux racines de l’histoire, l’écriture contemporaine induisant une anamorphose inapte à reproduire avec le même degré d’intensité, le dramatique vécu des arrières grands pères de nos arrières grands pères de confession protestante, huguenots, en Lozère.

    Dissimuler pour la postérité dans l’épaisseur des murs d’une «clède» d’un mats cévenol, la chronique quotidienne des persécutions sous Louis quatorze, le jeune Samuel va s’y employer, instruit en écriture par la volonté d’un père digne Parfait en son martyre, exécuté sous ses yeux, la main droite tranchée et brûlé vif par sentence juridictionnelle réservée aux hérétiques.

    Encouragés par Louvois, les dragons du Roi multiplient les exactions contre les villages et les foyers calvinistes contraignant leurs habitants à se parjurer. Les réfractaires sont violés, égorgés, jetés aux flammes, ou mutilés et percés de toutes parts, mais les saintes écritures offrent matière à la soumission comme à la rébellion. A «la joie d’être tourmenté par le seigneur» succède les appels à la vengeance: «si quelqu’un tue par l’épée, il faut qu’il soit tué par l’épée». Las du massacre des siens, le peuple des Cévennes devient massacreur à son tour, brûlant en représailles les églises papistes, châtrant les curés, lapidant la soldatesque, fracassant à la masse, la cervelle des tourmenteurs, châtiant à la fourche ou au chassepot.

    les fous chabrol

    A travers les annales sanglantes des persécutions protestantes en pays cévenol, Jean Pierre Chabrol fait le portrait universel des méfaits de l’intolérance. Ce tableau apocalyptique de la vie des maquis n’est traversé que de trop rares moments de grâce, ceux des amours de Samuel, le narrateur pour Finette, petite bergère de son enfance. Mais la religion et ses prophètes conduisent aussi bien les amours que le fil de l’épée. De tels drapeaux sont porteurs d’aliénation mortelle.

    Les persécutions cesseront sous le règne de Louis Seize et la Révolution consacrera le liberté de culte. Lors d’une rénovation d’immeuble en 1980, à Barbezieux, bourg rural du confins de la Saintonge huguenote, rue du puits du prêche, (un signe) furent retrouvés les registres de la paroisse protestante du dix septième et dix huitième siècle, murés dans une armoire, pour des temps plus propices à la liberté de conscience, en vertu d’une pratique qui n’a donc rien de légendaire.

    Les fous de Dieu décrivent le mécanisme de survie d’une communauté opprimée ici en Gard et en Lozère comme à la Rochelle, en Tarn, en hautes Alpes ou en Ardèche, et reconstituent la mémoire des réprouvés. Jean Pierre Chabrol souligne la fonction funeste des étendards religieux censés propager des valeurs de vie et de tolérance en confectionnant des censeurs, des soldats et des bourreaux. Enfin, le rôle joué par le « Roi soleil » comme assassin de son peuple, si peu souligné dans les écoles de la République, justifie cette mise en lumière violente.

     

    Download PDF

  8. Les champs de bataille de Jean Moulin

    septembre 14, 2012 by Jacques Deruelle

    Quand la justice s’est éteinte, victime de son corpus temporel et quand l’histoire n’a pu, faute de sources ou de confessions, dissiper la part d’ombre inhérente à la complexité parfois insondable de ses arcanes, la littérature reste seule pour conduire l’ultime recherche et tenter de résoudre l’énigme des grands mythes nationaux, à la manière du romancier comblant les lacunes, les inconnus et les silences du réel pour révéler les enjeux qui gouvernent notre humaine condition et dessiner la figure universelle du héros, du lâche ou … du citoyen prudent et désarmé.

    «Les champs de bataille» de Dan Franck traversent la résistance toute entière pendant la seconde guerre mondiale. L’auteur évoque, à travers les interrogations qui entourent l’arrestation de Jean Moulin, les dissensions et les clivages entre les réseaux d’appartenances idéologiques diverses et antagonistes, fondés par d’anciens croix de feu, nationalistes, socialistes, communistes ou pro staliniens. rendant précaires les alliances et les tentatives d’unification en 1943, quand la perspective d’une défaite allemande prépare la reconstitution d’un nouveau champ politique et avec lui, la tentation des résistants aspirant au pouvoir, d’éliminer un rival trop puissant par tous les moyens qu’autorise le chaos, y compris la délation.

    Jean Moulin a t-il été victime de la droite la plus radicale voulant empêcher le maintien dans le jeu de cartes politiques, du parti communiste? Dan Franck adhère pleinement à cette thèse et rappelle qu’aux heures cruciales de l’histoire de France qui suivirent la seconde guerre mondiale, la décolonisation en Indochine, en Algérie, les militants de droite ou de gauche furent toujours de farouches adversaires , selon un face à face perpétuellement renouvelé depuis l’abolition de la monarchie, entre partisans et adversaires de la Commune, du Capitaine Dreyfus, entre partisans d’un pouvoir élitiste et tenants contraires d’un pouvoir conféré au peuple.

    Hanté par la fin bouleversante de courage du Préfet d’Eure et Loire, révoqué en 1940 par le gouvernement du Maréchal Pétain pour insubordination et devenu Max, chargé d’unifier les mouvements de résistance par le Général de Gaulle, une autorité dissidente mais légitimée par des propos constamment visionnaires et une posture concordante, un juge à la retraite dans un lieu à double sens, la cuisine de son immeuble convoque pour un troisième interrogatoire (imaginaire), le responsable présumé de la rafle de Caluire, René Hardy allias «Didot», chef du réseau sabotage fer à Combat, reconnu et arrêté le 8 juin 1943 dans le train vers Paris, à Chalons sur Saône, par deux anciens du même réseau passés à l’ennemi, interrogé à Lyon par Klaus Barbie chef de la gestapo, puis étrangement libéré, présent sans y avoir été invité et contre toutes les règles de prudence en vigueur alors dans toute l’armée des ombres vis à vis d’un résistant questionné par les SS, au domicile du docteur Dugoujon, le 21 juin1943 à la réunion de l’état major de l’armée secrète convoquée par Moulin pour pallier l’arrestation à Paris du général Delestraint qui la dirigeait.

    Barbie à Caluire suivait les pas de Didot et décapitait pour un temps la résistance. Didot-Hardy- fut-il un authentique traitre ou un pion jeté dans la souricière par son chef, Pierre Bénouville à seule fin d’écarter du pouvoir un dirigeant charismatique jugé trop proche du parti communiste? Relaxé à deux reprises faute de preuve ou de majorité qualifiée par la cour de justice puis le tribunal militaire de Paris en 1947 et en 1950, car les rapports retrouvés dans les archives allemandes établissant sa culpabilité provenaient d’une autorité ennemie, Hardy devenu ensuite un écrivain reconnu et interrogé à la fin de sa vie par Maurice Vergès, désigna le banquier de Combat, Pierre Bénouville comme responsable de la rafle de Caluire, avant de se rétracter par écrit dans une lettre adressée à la famille de ce Général.

    Henri Aubry membre d’un mouvement classé à droite, lié même à l’origine, aux services secrets de Vichy, Combat, arrêté à Caluire, interrogé par Barbie, battu, dénonciateur de Moulin, emprisonné puis libéré en 1943 joua t-il un rôle trouble dans cette tragédie en dissimulant des informations capitales qui auraient pu changer le cours des choses!

    Peut-on se fier réellement aux rapports allemands qui discréditaient la résistance dans son ensemble en marquant du sceau de la trahison tel ou tel de ses maillons? En partie sûrement quand des sources différentes relatent des faits semblables en cohérence avec la réalité du moment.

    Les services secrets américains hostiles à De Gaulle, qui noyautèrent en les finançant des réseaux français idéologiquement proches de la grande puissance, pour contourner et réduire l’influence de la France Libre, (Bénouville se rendit 54 fois en Suisse) auraient pu aussi par calcul politique contribuer à la perte du chef des mouvements unis de résistance, regroupement des gaullistes et des communistes particulièrement mal vu outre-atlantique, dans la perspective de la prise du pouvoir à la libération. L’ hypothèse d’une ingérence américaine pour faire de Paris, après la défaite du troisième Reich, la capitale d’un pays vassal n’est sans doute pas dénuée de tout fondement si l’on considère l’évolution des pratiques impérialistes dans l’Europe qui suivit la deuxième guerre mondiale…

    Dès 1950, la Quatrième République puis la Cinquième engagèrent le pays sur la voie du progrès matériel gage du développement des affaires, pratiquant l’oubli pour panser les plaies et les fractures du corps social tout entier, provoquées par l’occupation et la collaboration avec l’occupant nazi. Si justice ne fut pas rendue, quelques martyrs emblématiques vinrent entretenir une mémoire tendancielle à l’origine du mythe d’une France résistante. Ici et là, une plaque commémorative, une campagne de timbres consacrés aux résistants, un colloque, un livre et même une entrée au Panthéon, ravivent la mémoire des héros.

    A Rosendaël, René Bonpain fut un héros de l’ombre, prêtre franciscain à la paroisse Notre Dame, membre du réseau britannique «Alliance» spécialisé dans le renseignement et le transport des clandestins, arrêté en 1942 et refusant de fuir quand son réseau est découvert par la police allemande, par crainte d’une prise d’otage et qui mourut fusillé au fort de Bondues le 30 Mars 1943 «en offrant sa vie à l’église, à la France et tout spécialement à la paroisse».

    Pierre Brossolette, socialiste et journaliste, porte voix à Londres des combattants de l’ombre, critique intransigeant de la Troisième République ce qui le distingue de Moulin, plus radical socialiste, arrêté en Bretagne par les allemands, torturés pendant deux jours et demi et qui pour échapper à ses bourreaux,se jeta de la fenêtre du quatrième étage de la gestapo à Paris, pour mourir de ses blessures sans avoir parlé.

    Jean Cavaillès, professeur d’université, philosophe des mathématiques, cofondateur du mouvement Libération, tourné vers l’action, le sabotage, le renseignement («il faut gagner sa liberté avant de l’aménager») dénoncé par un agent de liaison retourné par l’Abwer, arrête torturé et fusillé le 17 Février 1944 à Arras,

    Le général Delestraint chef gaulliste de l’armée secrète en zone sud regroupant les mouvements Combat, Libération et Franc-tireurs, arrêté à Paris en 1943 au métro de la muette lieu d’un rendez-vous avec René Hardy, interrogé pendant 50 heures par la gestapo, («mon honneur militaire m’ interdit de vous répondre»), déporté puis exécuté d’une balle dans la nuque au camp de Dachau sur ordre de Kaltenbrunner le 19 Avril 1945.

    Et Jean Moulin rallié à De Gaulle, artisan charismatique de la réunion de tous les résistants pour gagner, prêt au sacrifice de sa vie pour sauver son honneur et qui, craignant de céder sous la torture se trancha la gorge, après avoir refusé comme Préfet en titre d’accuser les tirailleurs sénégalais d’un massacre de civils commis par l’armée allemande, puis victime du bourreau de Lyon qui, n’obtenant aucun renseignement de ce prestigieux prisonnier s’acharna par dépit rageur dans la brutalité et le sadisme jusqu’au 28 juin 1943, où le prisonnier fut emmené déjà moribond à Neuilly-sur-Seine, à la villa Boemelburg chef du commando SS de Paris. Lassagne également arrêté à Caluire témoigna de l’état de Jean Moulin «il avait le visage en bouillie, recouvert de pansements» comme le général Delestraint chargé par les nazis de l’identifier (ce qui en dit long sur le silence gardé de Moulin): «comment voulez-vous que je reconnaisse cet homme dans l’état où il se trouve». Transféré à Berlin Jean Moulin meurt dans le wagon du train, à la gare de Metz le 8 Juillet 1943.

    Que nous inspirent ces résistants en 2012, sinon une leçon de pur courage! Aucun évidemment, n’avait choisit de devenir un héros, ce label conféré par les pouvoirs publics, à postériori comme prix du linceul. Ils choisirent simplement d’agir contre l’occupant et le régime de Vichy quant d’autres se résignèrent ou pire collaborèrent activement à la révolution nationale et au succès du grand Reich. La première démarche de ces résistants devenus chefs de file, fut de refuser le nouvel ordre établi. La résistance est d’abord une posture individuelle et isolée. C’est l’affirmation d’un libre choix, d’une volonté de s’opposer à plus fort que soi, c’est l’affirmation du faible au fort à contre courant du besoin de se conformer et d’obéir, c’est risquer aussi son intégrité physique, sa vie, à contre courant de l’instinct de protection, c’est oser se confronter au danger, à contre courant de l’instinct de fuite. Et dépasser ce qu’il y a de plus humain en soi, l’instinct de conservation, est évidemment une attitude de grandeur entièrement mise au service d’une  cause alors minoritaire mais juste, la reconquête d’une patrie libre et la défense des minorités opprimées par le fanatisme d’un régime pro-nazi.

    Être courageux, c’est, quand beaucoup renoncent, faire face et franchir la peur de se sentir isolé face à l’adversité!

    La résistance, commune à Moulin, Delestraint, Cavaillès, Brossolette, Bonpain et de tant d’autres oubliés de l’Histoire est l’essence même du courage avec, dans sa forme la plus absolue, la résistance à la torture c’est à dire la confrontation avec la peur la plus grande, celle de parler, plus grande encore que la peur de mourir, d’où la capsule de cyanure. Jean Moulin force le respect pour la réponse donnée à l’angoissante question du résistant: «parlerai-je sous la torture», réponse impossible à faire dans le domaine virtuel. Réponse qui n’appartient ni au domaine de la raison ni à celui de l’intelligence, mais à celui du caractère, au centre de l’intimité. Jean Moulin agonisant n’avait pas trahi l’homme de caractère qu’il était vraiment. Exceptionnelle leçon de courage qui vaut aussi dans la vie courante où les occasions ne manquent pas de se confronter à soi-même! Face à la maladie, faut-il s’abandonner à la souffrance sans espoir ou lutter pour sa dignité, c’est une question de même nature qui met en évidence le rapport d’un individu avec ses valeurs. Une question qui doit conduire chacun à labourer le champ au lieu de se lamenter sur la difficulté du sillon.

    Au collège déjà, Moulin ne manquait pas de références symboliques lui qui décrivit, comme héros préféré, Vercingétorix en ces termes: «héros de l’indépendance gauloise qui combattit et se sacrifia pour la liberté de sa patrie». Moulin appartient bel et bien à la lignée des héros mythiques qui ont franchi les limites des peurs humaines fondamentales.

    Le martyr de Jean Moulin comme celui des résistants perdus, tombés sous les coups, les balles ou disparus dans les camps de concentration en tant que nuit et brouillard, doit nous inspirer une réflexion intemporelle sur l’avoir et le devoir, sur l’être et le paraître. Quelles valeurs portent nos actes au quotidien et la question de la souffrance et de la mort renvoie à celle de la vie. Être vivant c’est se sentir responsable et redevable envers l’héritage reçu, écrivait St Exupéry. Toute vie peut atteindre à l’exemplarité, il suffit d’une main tendue pour croire à la possibilité un jour, de la solidarité, d’un maillon courageux pour croire à la possibilité un jour, d’une chaîne humaine courageuse…

    Download PDF

  9. « Le temps des assassins, histoire du détenu N° 1234 » de Philippe Soupault

    août 26, 2012 by Jacques Deruelle

    Dans une brocante, les livres oubliés, véritables trésors de lecture comme «Le temps des assassins», histoire du détenu N° 1234 de Philippe Soupault, publié en 1945 par les Éditions de la Maison Française, relié demi-cuir, sont un bonheur de trouvaille pour le bibliophile.

    Le poète, ami d’Aragon, de Breton ou de Benjamin Peret, cofondateur du mouvement surréaliste (Les champs magnétiques) et romancier a pris soin de témoigner par le menu de la période de son emprisonnement à Tunis en 1942, une Ville, où jusqu’à l’armistice il fonda et dirigea une radio.

    Le lecteur est frappé dès les premières pages par le ton minimaliste, le caractère dépouillé de l’écriture, sans effet ni artifice.

    «Dire bêtement la vérité… la littérature n’est jamais aussi haïssable que dans le domaine de la souffrance» prévient l’auteur.

    Un fil conducteur guide le récit, le refus de toute compromission avec le régime haï du maréchal Pétain et l’affichage d’un mépris ostentatoire pour ses affidés, policiers, juges ou gardiens de prison, en vertu d’une dignité qui préserve la seule part de liberté inaliénable, celle de penser.

    Soupault et ses codétenus, les «dissidents» ont en commun le rejet absolu de la «révolution nationale» perçue dès son instauration comme un sous-produit du nazisme. A une époque où les médiocres les affairistes prenaient le pouvoir dans le sillage de la dictature née de l’alliance entre Pétain et Hitler sur le sol français, où la corruption et le double jeu se développaient sitôt la guerre éclair enlisée sur le front Russe, la lucidité militante de quelques-uns, risquant parfois leur vie comme otage, au fond d’une prison, sonne comme un désaveu de la «vieille prudence bourgeoise» à l’œuvre dans le pays, prudence, tiédeur ou indifférence formant l’état d’esprit sur lequel la tyrannie se répandit comme une épidémie.

    «Les dissidents n’étaient pas des héros», souligne l’auteur, mais ils refusèrent de s’abaisser car tout État despotique génère la peur mais la soif de liberté commande de la combattre…

    En lutte contre la domination de la classe bourgeoise, son milieu d’origine, Soupault a cependant refusé d’adhérer au parti communiste d’Aragon et de Breton, estimant la poésie, par essence libre de tout conformisme et incompatible avec l’inféodation partisane.

    Ami de nombreux peintres, il n’a collectionné ni possédé aucun tableau, ne multipliant dans sa longue vie que l’ivresse des voyages, les découvertes et les rencontres vitales, poète toujours en quête de dépaysement. Il mourut à l’âge de 93 ans sans avoir connu le succès mais les mains propres, «je n’ai pas fait le trottoir et le succès corrompt, oblige à se répéter» assenât-il toujours lucide, à la fin de sa vie, consolé par la poésie de n’avoir pu devenir botaniste.

    Relire Philippe Soupault, c’est faire renaître un authentique porte voix de la conscience humaine, celle qui rétablie la vérité d’une époque en démaquillant ses plus vilains acteurs.

    Download PDF