Face à la progression électorale du parti nazi ouvertement antisémite et aux premières persécutions, les juifs allemands tentés par l’émigration se heurtèrent dès le début des années 1930 à un accueil mitigé de leurs coreligionnaires en France, à la fermeture des frontières des autres États voisins, Belgique, Suisse ou Pays-Bas ainsi qu’à l’éloignement géographique des pays anglo-saxons tout autant hostiles à l’immigration. Faute d’esprit de solidarité transfrontalières, il ne put y avoir en Europe sous la botte hitlérienne, d’exode massif du peuple juif, jusqu’à la création postérieure de l’État d’Israël en 1948. Seuls les plus fortunés, pourvus d’entregent et chanceux purent fuir, à l’exemple d’Hannah Arendt exilée en 1941 aux États-Unis avec l’aide d’un réseau implanté sur la Côte d’Azur, échappant à un pays pratiquant avec Pétain et Laval, la persécution des minorités. Vingt ans plus tard, le procès D’Adolphe Eichmann à Jérusalem donna à cette apatride naturalisée américaine en 1951 l’occasion de renouer avec ses racines et de parfaire son analyse du processus totalitaire en examinant de près l’histoire d’un éminent bourreau nazi jugé au pénal pour crime contre l’humanité.
Cette précurseuse de la Science Politique légitime le recours au kidnapping par les services secrets israéliens d’un ancien officier SS planificateur de la solution finale, réfugié sous une fausse identité en Argentine, en fonction des lacunes du droit international qui laissent les assassins en liberté, mais à titre « exceptionnel » au regard du caractère criminel institutionnalisé du régime nazi. Elle souligne au passage la clémence généralisée des verdicts des Tribunaux d’Allemagne de l’Ouest appelés à juger les anciens tortionnaires dans l’indifférence de la population peu encline à subir un examen de conscience culpabilisant. Les Juges de Jérusalem ne sont pas disqualifiés par leur judéité à statuer sur le cas Eichmann, la Justice se devant de s’extraire du conditionnement politique comme des passions personnelles, (NDLR: des principes un peu idéels si l’on considère l’exemple allemand). En outre, l’accusé n’est pas citoyen argentin et sa patrie d’origine ne lui accorda pas sa protection. Mais souligner avec trop de force le caractère falot et clownesque d’un personnage dans la posture du détenu, son inculture, c’est négliger le double visage de l’officier auréolé vingt ans plus tôt de toute la noirceur de son uniforme, efficace, redoutable et sans pitié dans l’accomplissement de son extraordinaire mission.
L’auteure rescapée de la Shoah s’affranchit de toute posture compassionnelle, jetant un regard distancié et critique sur l’empreinte politicienne donnée à ce procès par le gouvernement Ben Gourion désireux de montrer à l’opinion mondiale sa nouvelle capacité de riposte, érigeant la très longue procédure en leçon magistrale et cathartique sur le martyr subi par les Juifs d’Europe au moyen d’une litanie de témoignages sans vrais rapports avec le procès d’un seul. Eichmann ne fut pas le monstre absolu présenté à l’opinion dans sa cage de verre, mais un fonctionnaire zélé de la politique raciale nazi plus que le quo-décideur de la solution finale. L’inculpé établit sa ligne de défense sur le petit nombre des concepteurs de la politique d’extermination , Hitler, Himmler, Heydrich, lui-même, simple Lieutenant Colonel participant comme des milliers d’autres allemands à la planification de l’holocauste, sans haine du peuple juif et sans avoir jamais tué quiconque de ses mains. Dans un régime qui impose le meurtre de masse tout soldat dont « l’honneur est le devoir » peut-il désobéir? Or, quelques uns seulement y parvinrent à l’image d’Anton Schmidt chef d’une patrouille allemande exécuté pour avoir sans contrepartie, sauvé des juifs en distribuant des faux papiers! Se pose alors la question de la responsabilité de l’immense majorité des acteurs de la Shoah, appartenant aux unités d’einsatzgruppen, chauffeurs des camions de la mort, gardiens des camps d’extermination, médecins chargés de la sélection… et donc de la culpabilité collective de nature à diluer le crime. La conscience du peuple allemand parvint à éclairer suffisamment pour stopper la campagne d’élimination des handicapés physiques et mentaux avant de s’éteindre définitivement sur le sort des juifs, jusqu’au voisinage des fours crématoires « faute de convictions suffisamment enracinées pour assurer un sacrifice inutile » selon le témoignage livresque d’un médecin. Anna Arendt rappelle d’une page magnifique qu’aucun sacrifice n’est inutile dans le temps qui conserve toujours la mémoire des actes justes. « Dans toute situation de terreur, la plupart s’inclinent mais certains ne s’inclineront pas ». Et de passer l’édifiante revue des pays européens complices de la solution finale outre l’Allemagne, l’Autriche et le protectorat déclarés « judenrein » en 1943, la France dont la police rafle les juifs étrangers et français, femmes et enfants compris, ou la Roumanie qui exécuta trois cent mille de ses ressortissants avec une cruauté inégalée. A contrario, des pays occupés résistèrent avec dignité aux déportations, comme la Belgique , les Pays Bas en gréve générale dès les premières arrestations, la Bulgarie, ou encore le Danemark opposé frontalement au port de l’étoile et planificateur… des départs vers la Suède, devenue terre d’asile. Même l’Italie de Mussolini sut se souvenir de son passé humaniste pour ne pas se compromettre.
L’ouvrage souligne le rôle troublant des Conseils Juifs devenus rouage de la machinerie d’élimination, chargés par les nazis de dresser dans les ghettos et les territoires envahis, les listes de déportés et qui préservaient, pour un temps seulement, leurs compatriotes les plus éminents, consentant à la mort des moins favorisés, croyant perdre cent des siens pour en sauver peut-être mille. Pour l’auteure, ce marché de dupes reflétait l’état de déliquescence morale généré par le régime hitlérien chez les nazis comme chez leurs victimes. Le réveil de cette page sombre de l’histoire des fils de Sion suscita une intense polémique et l’excommunication de l’écrivaine des cercles intellectuels Israélites. En introduisant sa chronique, Hannah Arendt osa dénoncer aussi le surprenant parallélisme entre les lois de Nuremberg qui interdisaient tout mariage entre non juifs et juifs et les lois rabbiniques en vigueur en Israël proclamant le même interdit, repris par la loi civile considérant les enfants issus de mariages mixtes comme illégitimes. Or la quête de sens qui animait la démarche philosophique ne pouvait conduire à passer sous silence de telles vérités au nom de la bienséance. Pour autant l’auteure n’opère pas un transfert de responsabilité du bourreau vers sa victime, le grief majeur de ses détracteurs. Son idéal de recherche fut la compréhension des facteurs à l’origine de l’expansion du National Socialisme inconcevable sans un immense appui de la population subjuguée par les diatribes iconoclastes de ce guide incroyable, véritable gourou, fascinée par sa volonté de puissance, convaincue par sa mythologie de la suprématie aryenne et gagnée par son mépris de la « race » juive, des Tsiganes, des homosexuels, des handicapés. Parler de « barbarie » fait l’économie d’une explication sur le plan sociétal. Le psychologue Américain Stanley Milgram montrant les effets d’inhibition de la conscience morale d’un sujet amené à obéir à une autorité légitime, illustre la capacité de chacun de se transformer, sur injonction, en bourreau comme en témoigne la diversité géographique des massacres de masse au fil de l’Histoire, plaines américaines, rizières vietnamiennes, plateaux algériens, grands lacs du Rwanda, montagnes de Bosnie, désert irakien… Si la société fabrique l’être humain civilisé que devient l’individu soumis à un régime criminel, à ses lois immorales? Un sujet qui se conforme hélas, abolissant une valeur plus précieuse que la liberté, la responsabilité! C’est elle qui a conduit de rares justes à braver les lois iniques, à se montrer subversifs au péril de leur vie. La « banalité du mal » est un fait avéré tant les Allemands et leur soutien optèrent en si grand nombre et sans méchanceté souvent, pour l’obéissance et son confort. Désobéir alors supposait une vertu rare, le courage toujours d’actualité. Dans un cadre social de plus en plus imparfait, l’exercice parfait de la citoyenneté requiert en effet la conscience en éveil et le courage de refuser, à contre-courant de l’instinct de troupeau.