L’humaine longévité limite le potentiel de lecture de chacun à quelques milliers de livres seulement, une goutte d’eau dans l’océan éditorial. Aussi, dans le foisonnement de la production littéraire contemporaine dominée par le courant introspectif et psychodramatique, un spectre riche mais qui ne fournit de la condition humaine qu’un éclairage intimiste, le lecteur se réjouira d’appréhender, un autre type d’ouvrage reliant dans une dimension plus profondément heuristique, l’homme sujet du récit au contexte social, qui aborde l’aventure humaine au sens de l’épopée et revisite des pans oubliés ou édulcorés de l’histoire autres que ceux taillés dans le marbre des vérités officielles.
Leurs auteurs portent sur le monde un regard étranger au narcissisme en vogue dans les lettres actuelles et témoignent de la réalité des utopies qui parfois conduisent l’engagement politique dans la cité, jusqu’à l’idéal révolutionnaire. Ils réaniment le profil de l’écrivain militant, engagé sur le terrain des enjeux politiques et soulèvent des drapeaux qui contredisent la thèse de la mort des idéologies, elle même idéologique et conservatrice, le canon d’un modèle socio-économique jugé indépassable qui dévalorise pour son inanité, toute perspective de conflit social.
Dans la veine féconde des grands récits historiques et sociaux des légendaires feuilletonistes, Dumas, Hugo, Sue…, un roman fleuve, le cri du peuple de Jean Vautrin nous plonge dans l’intensité des journées parisiennes de Mars à Mai 1871, au cœur des arrondissements prolétaires violemment secoués par la fibre révolutionnaire issue de 1792 et 1848, défenseurs ardents de la Commune installée à l’hôtel de ville en réaction contre la capitulation honteuse du gouvernement Thiers réfugié à Versailles.
Désabusée par la défaite franco-prussienne, mal payée et «ballottée d’un chef à l’autre, sous-officiers taiseux, ventre à la crotte, à la colique», la troupe des premiers versaillais venue récupérer les canons parisiens de Montmartre, dépose les armes et fraternise avec les insurgés. Premier succès emblématique d’un soulèvement qui réconcilie la province rurale à la capitale ouvrière. Au nombre de ces mutins, le capitaine Antoine Tarpagnon, énergique gascon au sang chaud, s’enflamme pour une égérie de barricade, Gabriella Pucci dit caf’conc, chanteuse réaliste à la saisissante beauté entretenue par un caïd de la pègre Edmond Trocard dit la Joncaille. dont il veut s’emparer au péril même de sa propre existence…
Digne émule d’Eugène Vidocq, Horace Grondin, sous-chef de la sûreté est l’autre figure clé du roman. Géant ténébreux, capable «de prendre de l’ascendant sur quiconque par la seule visite de ses yeux» cet ancien notaire, forçat condamné à tord et donc, familier du milieu dont il traque la criminalité, pourchasse l’ex capitaine qu’il accuse d’un abominable assassinat.
Roman noir polymorphe, le cri du peuple est dominé par une intrigue policière qui se déploie dans le tortueux dédale des bas fonds parisiens peuplé de figures interlopes et de crèves la faim, Caracolle, Trois clous, Marbuche, la Chouette… Il met en exergue le rôle insurrectionnel du petit peuple, artisans et ouvriers, femmes et enfants dont les vies secouées d’espérance «se mêlent aux grandes renversades de l’histoire», attachées jusqu’au voyage final «la Commune ou la mort!», au destin des hérauts idéalistes de la Commune, le peintre Gustave Courbet qui démonta la colonne Vendôme, symbole monarchiste, l’écrivain Jules Vallès fondateur d’un journal dont l’intitulé est l’éponyme du roman et l’impétueuse, Louise Michel la vierge rouge dont l’autorité naturelle aiguise la foule.
Jean Vautrin cisèle en orfèvre, le pittoresque des portraits et des caractères: «il sifflotait pour se rafistoler l’air d’un fameux lapin… une fille un soldat, la jeunesse marchait par brochettes, un jupon une camisole deux casquettes, joyeuses guirlandes… j’ai un peu bu parce que j’étais gai et après j’ai beaucoup bu parce que j’étais triste…» et émaille les dialogues, d’expressions réalistes voire burlesques, l’argot particulièrement expressif de la pègre: «j’suis ton guignon, et j’vais t’larder… tiens v’la du chasse-brouillard d’alambic… j’ai résisté au jeune, à sodome, à la carruche, j’aurais pu le débrider avec ma vaisselle de poche… deux francs le chassepot, j’ébouillante pas les prix, j’suis patenté… l’amour mon petit trognon, tu peux éteindre ton gaz, y viendra pas…»
Désigné comme mouchard, Grondin, gravement blessé par des émeutiers doit la vie à son accueil dans le taudis d’un chiffonnier et à sa femme «à l’haleine puante», incarnation parfaite de cette lie de la terre qu’il eut jadis méprisé. Cette épreuve achèvera la conversion du policier à la cause du peuple contre l’ordre bourgeois, car «ceux qui sentent mauvais valent bien ceux qui se parfument» et parce que la fabrication de la misère aux portes de Paris a une cause politique, «l’action des Préfets de police qui à force de se servir du balai ou de la trique ont mis les indigents dans une épouvantable misère et crée des ateliers de rancune…». La métamorphose de Grondin témoigne de la force des effets de la prise de conscience!
Le peuple des ruelles, des ateliers et des boutiques mobilise une troupe de dix mille combattants mais c’est une armée reconstituée de cent trente mille soldats dont nombre de prisonniers libérés par Bismarch, qui déferle sur Paris pour éteindre le foyer révolutionnaire. A l’arrivée des Versaillais sur les barricades, la Commune fait fusiller une vingtaine d’otages, principalement religieux dont l’Archevêque de Paris, offrant à Thiers l’occasion d’une répression sanglante. Les communards, les sympathisants, les suspects, les hommes, les femmes, les enfants seront massacrés, dans une effroyable boucherie. «Les artistes confondent l’oiseau de rêve avec la fumée de leur cigare» constate amer Jules Vallès. «Croire qu’après l’estomac vide des pères, les fils connaîtront le ralliement des cœurs, qu’ils obtiendront des patrons de meilleures conditions de travail, quelle utopie!» Des propos qui, émanant d’un journaliste romancier, semblent fermer le ban du processus révolutionnaire.
Réfugié à Londres, Vallès écrira la chronique de cette sanglante étape de l’histoire de France, de ce sacrifice collectif au nom d’un idéal. La somme narrative de Jean Vautrin rend pareillement hommage aux réprouvés parisiens, solidaires jusqu’au peloton d’exécution. Un sacrifice qui interroge sur la grandeur du combat que l’homme est capable de mener, dans le dépassement absolu de sa propre personne, celui des communards, à l’égal de celui des canuts de Lyon ou plus tard, des résistants à l’oppression nazie.