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‘récit’ Category

  1. SÉVILLE 82. Le match du siècle

    mai 4, 2018 by Jacques Deruelle

     

    Le 8 Juillet 1982 à Séville, la  demi-finale de la coupe du monde de football opposait la France à l’Allemagne de l’Ouest. Sans doute aucune soirée sportive n’a laissé autant de traces dans le souvenir de toute  une génération  de téléspectateurs aujourd’hui sexagénaires. Pas même la prestigieuse victoire de l’équipe de Zidane au stade de France en 1998. Le succès réjouit, mais la défaite ronge quant elle ne découle pas de la supériorité de l’adversaire mais d’un arbitrage déficient allié à la malchance. La France de Mitterrand rêvait d’une première finale après l’échec lointain des français face au Brésil en 1958. Depuis lors, le football hexagonal et ses étoiles, Combin, Herbin ou Budzynski ne brillait guère au plan international, surclassé même par la voisine Belgique.  L’épopée des verts de Saint-Étienne en coupe d’Europe durant la septième décennie orchestrée par un jeune prodige aux coups francs magiques, Michel Platini faisait naître l’espérance d’un football à la hauteur des rivaux européens, néerlandais,  italien, espagnol ou allemand. Entrainée par  Michel Hidalgo, l’équipe affichait  alors un jeu séduisant et offensif associant les lignes arrières. Elle possédait plusieurs joueurs d’exception  dont Tigana, Giresse et Genghini formant avec Platini le « carré magique », un quatuor remarquable de relayeurs, de passeurs et de tireurs de précision à longue portée.

    A l’entame, les allemands déroulent leur rouleau compresseur,  étalage de puissance physique et de qualités techniques, et prennent l’avantage.  Aux français alors de réciter leurs gammes  faites de passes aériennes, précises, de redoublement, de percées audacieuses. En attaque Six et Rocheteau manquent de tranchant mais défendent courageusement.  Les bleus maitrisent le terrain et égalisent sur un penalty indiscutable avant la mi-temps. En deuxième période, la bataille reprend âprement entre  deux footballs, l’un de force et l’autre de beauté. Les français dominent et l’exploit parait à leur portée mais à la soixantième minute  Batiston qui file seul au but est percuté en pleine course d’un violent coup d’épaule à la face par le portier Schumacher. Le milieu de terrain s’effondre KO. L’agression qui échappe aux trois arbitres n’est pas sanctionnée d’un carton rouge. Platini et les siens s’unissent alors en une éruptive rébellion et concrétisent leur domination de deux buts consécutifs au cours de la première prolongation. La France mène par 3 buts à 1 à dix huit minutes du coup de sifflet final. C’est un exploit en forme de chant du cygne car les tricolores sont à la peine à l’image de Janvion qui boitille. Experts en mobilisation des ressources physiques, les allemands égalisent et triomphent à la loterie des tirs au but. 

    Que de rebondissements dans ce match hors normes, que de ferveur, d’espoir et de désillusion si proche du haut fait d’arme!.. Au déroulé de cet incroyable scénario, nous étions tous debout  devant le petit écran, tendus à l’extrême, otages désolés d’une dramaturgie inégalée depuis.

    La défaite consommée, on proféra contre les vainqueurs quantité d’épithètes disqualifiant, bouchers, barbares, nazis. On incrimina l’arbitre néerlandais jugé coupable d’avoir favorisé les allemands au détriment des français tombeurs des Pays-Bas aux éliminatoires.  La compétition avait perdu son caractère purement sportif. Nos réactions furent outragées à la mesure des blessures de notre identité. L’exaltation alla crescendo sitôt apprise le lendemain du match, la gravité des blessures infligées à Patrick Batiston et ressurgit du passé le fantôme d’un puissant courant anti-allemand.

    Aujourd’hui, personne n’est dupe des excès du sport business qu’illustre l’énorme cagnotte des droits télé, de la réalité du dopage, des matchs truqués, des pressions du marketing sur les « stars » actuelles du ballon rond glorifiées par la jeune génération. Le 14 Juin prochain débutera en Russie la prochaine coupe du monde. Elle offrira donc l’occasion d’éteindre en nous l’instinct belliqueux et la croyance aux surhommes pour apprécier le beau jeu collectif et le talent des sportifs, bleus rouges ou noirs. Nous féliciterons le vainqueur et encouragerons le vaincu en citoyens éveillés, qui se passionnent pour de nobles causes et qu’un rectangle de pelouse ne saurait instrumentaliser. 

     

     

     

     

     

     

     

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  2. L’invasion des araignées: une historiette de papy Jacques

    décembre 2, 2017 by Jacques Deruelle

    Un hiver particulièrement rude enveloppait le Jura mais les habitants du village montagnard de Taillefer, habitués aux périls climatiques savaient résister aux injustices des coups du sort. Leur capacité d’endurance toutefois allait cette fois être mise à rude épreuve quand se produisit au plus près de leur intimité domestique, un phénomène des plus inédits et des plus angoissants.

    Soudainement, des milliers d’araignées de toutes tailles et de toutes couleurs envahirent les ruelles, s’infiltrèrent partout, dans les granges, les écuries, les étables, les chaumières jusqu’aux  cuisines, salles d’eau et même jusqu’à l’intimité des chambres.

    Les habitants s’affolèrent, femmes et enfants autant que les mâles! Il faut dire qu’une de ces redoutables bestioles jaillissait dès qu’on soulevait un plat ou une assiette, qu’on ouvrait un placard, qu’on s’emparait d’un jouet et pire qu’on écartait draps et couvertures du lit.

    On ne pouvait détruire toutes ces aranéides faute d’insecticide en quantité suffisante et les villageois avaient à cœur de ne pas répandre ce poison particulièrement nocif pour les humains.

    Au cours d’une assemblée générale extraordinaire à la Mairie, on décida donc de fuir l’invasion en quittant au plus vite la contrée mise en quarantaine par le Préfet.

    Or le jeune villageois,  Isham d’à peine six ans et demi connaissait l’univers fascinant et mystérieux des araignées, d’une leçon de science bien suivie à l’école, enrichie de ses propres observations. Il avait examiné dans sa cabane, nichée entre deux rondins de bois, une tarentule se laissant manger par ses bébés à peine sortis du cocon! Seule la faim avait donc incité tant d’arachnides à quitter leurs cachettes en quête de nourriture!

    Alors ce petit garçon aussi ingénieux que curieux fabriqua sans tarder aussi vrai que nature, une mouche géante avec du papier crépon, de la laine et de la peinture.

     

    Il accrocha son appât à la selle de son vélo et parcourut le hameau bientôt suivi par une meute sinistre d’araignées alléchées par un aussi fabuleux festin.

    Le jeune cycliste posa pied à terre au bord de la falaise bordant le territoire et précipita son leurre au fond du ravin. Les bestioles par milliers dévalèrent aussitôt la paroi abrupte surplombant une crique emplie de bouquetins et de chèvres des montagnes morts d’une chute. Les cadavres fourmillaient d’insectes composant une miraculeuse pitance pour les faméliques errantes.

    La colonie s’installa en ce lieu providentiel et y demeure toujours, tapie dans les anfractuosités des rochers.

    De retour  au village, le jeune garçon fut célébré tel un héros. Il n’avait pas cédé à la peur générale mais trouvé dans le calme de sa réflexion la plus habile des réponses possibles.

     

    NB: « On connait l’histoire du joueur de flute! » A l’énoncé du seul titre, Ismaël, mon petit fils à qui cette historiette est dédiée dévoila  un pastiche dont l’auteur n’avait pas pris conscience.

     

     

     

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  3. Constellation

    juillet 17, 2015 by Jacques Deruelle

    Constellation
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    Naître sous une bonne étoile, partir au ciel, ces résidus des grandes mythologies déclinés en croyances populaires témoignent de la force symbolique intacte de la voûte céleste  constellée d’étoiles célébrée par les anciens en tant qu’ultime demeure des héros, champ dernier des âmes défuntes et espace de projection du destin des hommes relié aux signes du zodiaque. L’harmonie parait dominer le ciel s’il n’est traversé par la comète, la météorite ou la foudre, autant de mauvais présages menaçant le terrien. A travers l’astrologie, la divination ou la voyance,  afin de conserver le primat de sa libre initiative l’homme cherche depuis toujours à percer le mystère de son destin sans jamais y parvenir. Pourquoi des plus augustes destinées sont elles tuées dans l’œuf, pourquoi l’éclair frappe t-il pareillement  d’illustres inconnus! Le caractère funeste du destin a intéressé nombre d’écrivains dont Adrien Bosc auteur récent d’un récit accompli, Constellation.

    ginette neveu

    Le 27 Octobre 1949,  le Lockeed Constellation construit par le fabuleux  milliardaire Howard Hughes, appartenant à la Compagnie Air France décolle d’Orly pour New York avec escale aux Açores. L’avion en phase de descente s’écrasera au sommet d’une montagne dominant l’Archipel avec à son bord trente sept passagers et onze membres d’équipage. Parmi les quarante huit victimes, Marcel Cerdan parti reconquérir son titre de champion du monde de boxe, poids moyen, et rejoindre sa bien-aimée Edith Piaf, Ginette Neveu virtuose précoce et surdouée, devenue à trente ans une des plus grande violoniste du siècle, son frère Jean, pianiste, Bernard Boutet de Monvel  peintre renommé, Amélie Ringler bobineuse à Mulhouse invitée par sa tante qui fortune faite veut en faire son héritière, cinq bergers basques parti rejoindre la diaspora au sein des vastes plaines américaines, Jenny et Françoise Brandière, fille et mère du patron d’un laboratoire pharmaceutique à Cuba, Kay Kamen inventeur de la montre et des produits dérivés Disney, Ernest Lowenstein venu reprendre la vie commune avec son ex épouse, Guy Jasmin, rédacteur en chef d’un journal canadien, d’autres victimes de tous horizons, Jean de La Noüe pilote, authentique héros de guerre…

    constellation auteur

    En courts chapitres parfaitement documentés et poignants, le récit décompose le scénario du drame depuis  le décollage de l’appareil, sa disparition, la localisation de l’épave, l’identification et le rapatriement des dépouilles,  jusqu’aux inhumations où seront pointées des erreurs d’identification invraisemblables. En alternance à ce déroulé du crash et ses conclusions, l’auteur dresse le portrait souvenir des victimes célèbres ou anonymes, un hommage pluriel érigé en épitaphe destiné au paradis des lettres, pour racheter peut-être un peu du désespoir de ces vies perdues et conserver  respectueusement leur  mémoire. Le ciel aussi les honore formant une constellation  de ses chevaliers tels Antoine de Saint-Exupéry disparu en Méditerranée  le 31 Juillet 1944,  Charles Wolfer et Camille Fidency autres pilotes de l’avion, Jacques Deweulf  (photo ci-dessous), à l’essai d’un des premiers chasseurs  militaires français à réaction, victime d’une avarie au décollage à Reims le 1er octobre 1955.

    Jacques Deweulf

      Adrien Bosc conclut d’une rêverie poétique sur la nécessité comme Ulysse du retour des voyages, formulation d’un éternel regret face à l’implacabilité des sentences célestes infligées aux mortels.

     

     

     

     

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  4. Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi.

    décembre 28, 2014 by Jacques Deruelle

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    Une journée en mer ou en forêt, une randonnée en haute montagne donne à chacun un aperçu des bienfaits d’un ressourcement naturel, sans les repères du quotidien, son confort et sa routine auto-protectrice. Cette expérience spatiale inhabituelle procure un sentiment de plénitude comme si en se libérant des contingences matérielles, on retrouvait l’essentiel, les forces vitales de notre unicité. Cette séquence d’oxygénation peut inciter à prolonger le défi, à augmenter la prise de risques, à se mesurer à une épreuve inédite pour un citadin, une traversée de l’atlantique en voilier, un tour du Maroc à bicyclette ou à un des grands parcours qui, depuis le Moyen Age, mène les pèlerins d’Europe à Saint Jacques de Compostelle. Immortelle randonnée fait le récit du voyage accomplit en solitaire par Jean-Christophe Ruffin depuis Hendaye jusqu’au tombeau du Saint Apôtre dans la capitale de la Galice espagnole, une marche d’étapes de plus de huit cent kilomètres.

    Au fil des premières randonnées, le marcheur subit l’inconfort de la situation, se clochardisant dans la boue, la pluie et le manque de sommeil, mais ce dépouillement paradoxalement le grandit. L’auteur s’interroge  sur le sens d’une démarche qui a valeur initiatique, la maîtrise du corps précédant l’émergence des souvenirs, des pensées et des aspirations spiritualistes, à mesure des kilomètres parcourus. Y a t-il un patrimoine commun aux pèlerins du fond des âges, le goût du mysticisme, une recherche de la foi dont les édifices religieux seraient le porte flambeau! La spiritualité de Rufin est plutôt bouddhiste et non chrétienne, car à la simplicité des églises monolithes primitives succède « la pompe des riches Monastères » ainsi qu’une philosophie du renoncement qui renvoie toujours la félicité à l’au-delà.

    Le regain d’intérêt contemporain pour le pèlerinage de Saint Jacques vient peut-être de la nécessité d’échapper aux désirs de la consommation de masse  pour faire entrer « le moi en résonance avec la nature ». Mais la splendeur des sites naturels se révèle autant que la laideur des décors industrielles et la monotonie de lotissements sans vie que relient des rubans d’asphalte. Au total, le chemin, est une épreuve que l’on s’impose pour « s’affronter et pour se vaincre » dans le droit fil du connais toi toi-même. Il nous apprend aussi à dominer les peurs symbolisées par le poids du sac à dos, seul trait d’union à la sécurité matérielle.

    « Sous peu, je vais reprendre la route et vous aussi! » Le récit parsemé de rencontres anecdotiques, de fines remarques, d’auto-dérision aussi et d’une réserve parfois à l’endroit d’autres pratiques sociales et touristiques croisées en chemin, invite le lecteur à courir l’aventure pour développer hors de chez lui ses capacités d’initiatives et s’ouvrir au monde.

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  5. Regarde les lumières mon amour

    mai 31, 2014 by Jacques Deruelle

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    A l’approche des réjouissances de fin d’année, le supermarché se pare d’une ambiance de fête sous une douce lumière, suscitant le bien être et les  achats parmi les rayons multicolores et débordants. La chaleur douillette qui domine l’espace abolit le temps. Regarde les lumières mon amour relate une année des observations d’Annie Ernaux faisant ses courses à l’hypermarché de Cergy.

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    La méthode impressionniste, sorte d’éthologie humaine permet de faire entrer dans le champ littéraire un espace aussi familier qu’un centre commercial généralement cantonné aux seules recherches en sciences économiques ou en marketing. L’observation participante conduit l’auteure à noter les comportements des clients autant que ses propres affects qui ne différent d’ailleurs pas des motivations communes aux usagers de ce temple de la consommation. Même sensibilité à la force de vente du magasin accordée au calendrier, Noël, Pâques, fête des mères, même constat d’impuissance et de résignation au regard du tee shirt vendu dix euros, en provenance du Bangladesh dont les usines souvent vétustes ont fait des milliers de victimes, même fréquentation des lieux à des fins exclusivement fonctionnelles, liste de courses en main pour ne pas perdre de temps, ou au contraire, purement ludiques, la déambulation alors distrayant du travail d’écriture, même sentiment d’impatience à la queue, les achats terminés, un phénomène qui se modifie  avec le « self scanning ».

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    Oui une page se tourne avec l’arrivée des nouvelles technologies, le développement du « drive »,  l’essor de l’achat sur Internet qui rendront caduque sans doute cette forme de shopping dans les prochaines années. « Alors les enfants devenus adultes se souviendront peut-être avec mélancolie des courses du samedi soir au super U ». Pour échapper à cette perspective du regret nostalgique qui porte en arrière, il convient de dynamiser le présent. Annie Ernaux consigne un semblant d’échange avec une cliente du magasin. « Une femme se tourne vers moi,… les sardines au piment, c’est pas mon truc;… prise à témoin de sa vie, je me dérobe. »…  « De quelle façon sommes nous présents les uns aux autres? » Cette question formulée une page plus tôt amène à s’interroger sur notre capacité à maintenir du lien social dans un espace dévolu entièrement à la consommation individualiste. Si nous sommes « une communauté de désirs non d’action », comment échanger avec le client inconnu, le responsable de rayon, ou la caissière une conversation banale et celle-ci a t-elle autant d’intérêt pour la reconnaissance de nos semblables qu’une conversation réputée « intelligente »?

    Propos d’une maman  à son enfant assis dans le caddie, regarde les lumières mon amour participe de la démarche privilégiée d’Annie Ernaux, dépeindre la vie sociale qui l’entoure comme  une manière de renouveler l’inventaire des pratiques du milieu familial et des racines populaires.

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  6. Auschwitz et après

    février 3, 2014 by Jacques Deruelle

    une connaissance inutile: aucun de nous

    Durant la seconde guerre mondiale, cent soixante deux mille français furent déportés dont soixante seize mille au titre de la «solution finale» visant l’extermination pure et simple d’une catégorie ciblée de la population. De Janvier à Mai 1945, trente six mille survivants dont deux mille six cent rescapés de la politique raciale furent libérés des camps de concentration et d’extermination. Tel est l’effroyable bilan de la politique d’exclusion menée par la grande Allemagne sur notre territoire avec le concours actif des autorités et services publics français!

    Parmi les déportés de la répression rapatriés en France, une assistante de théâtre issue de l’université populaire, Charlotte Delbo. Entrée en résistance avec son mari Georges Dudach au sein du réseau dirigé par le philosophe Georges Politzer, Charlotte Delbo jusqu’alors assistante de Louis Jouvet contribue dès 1941 à la diffusion de tracts et d’une revue clandestine la pensée libre qui deviendra les lettres françaises, un hebdomadaire de Paul Nizan et d’un groupe d’intellectuels du parti communiste.

    une connaissance inutile portrait georges dudasch

    Les membres du groupe Politzer sont arrêtés en Mars 1942 par les brigades spéciales, organe de la police de Paris spécialisé dans la traque des juifs et des communistes. Les hommes seront torturés et fusillés au mont Valérien, les femmes, déportées à Auschwitz comme nuit et brouillard, ces prisonnières politiques destinées à disparaître. Charlotte qui avait fait profession de contribuer à faire vivre les plus belles pièces et les plus beaux mots de la langue Française subira l’enfer d’Auschwitz du 24 Janvier 1943 au 7 Janvier 1944 puis celui de Ravensbrücke jusqu’à sa libération le 23 Avril 1945 par la croix rouge Suédoise.

    «Aucun de nous ne reviendra», écrit en 1946 n’est publié par Charlotte Delbo que vingt ans plus tard, suivi d’«une connaissance inutile» et «mesure de nos jours», une trilogie sur les camps et l’après, récit d’un long voyage vers l’épouvante sous forme d’impressions couchées au fil de la mémoire évoquant la souffrance collective (livre premier) l’expérience tragique de l’auteure et d’un cercle de françaises (livre second), l’épreuve du retour à la vie normale des miraculées (livre troisième).

    une connaissance inutile

    La tragédie est évoquée dans toutes ses composantes; dès le départ, premiers hurlements, coups de sifflets, premiers coups de cravache pour l’entassement des traquées dans les wagons, jeunes ou vieilles, lettrées ou modestes, le voyage debout parfois assis, un seau inutile, puis l’arrivée au camp en Silésie polonaise annexée à la grande Allemagne, en colonne, les ordre éructés, prisonnières réduites à rien, réduites à néant, un camp de travail, un bagne plutôt de la pire espèce, 12 à 14 heures de travail par jour, à la carrière, au terrassement, sous l’œil du SS, user son peu de force, s’affaiblir et mourir sous les coups de bâton, la morsure du chien ou la sélection, le transport noir en camion vers la chambre à gaz, pour faire de la place aux nouvelles déportées, la chair vive, deux à trois par planche dans les blocs, pour un sommeil réduit à rien, l’appel en pleine nuit qui dure trois heures et plus s’il plaît aux SS, au garde à vous, immobiles, sous la menace des coups de bâton ou de poings pour celles qui flanchent, l’hiver par moins vingt, en sabots ou pieds nus, la peur omniprésente, les mortes de la nuit mises en tas dans la cour, nues, une jambe ou un bras qui dépasse, la peur du sadisme des SS et des kapos, du chien qui arrache les chairs sur ordre, du coup de feu qui abat celle qui n’a pas compris l’ordre, la dysenterie, la faim toujours, la tuberculose, les œdèmes, le typhus, la soif encore, la vermine, la crasse sur soi, partout la souillure, déportée ici pour donner ce qui reste de sa force de travail pour quelques semaines, ou quelques mois avant de s’éteindre ou de périr éliminée, écrasée.

    La résistance dans ces lieux maudits n’avait plus aucun sens pour ces corps meurtris décharnés, des numéros étiquetés d’une étoile ou d’un triangle, ces détenues hagards cernées par la haine des tortionnaires, enveloppées par l’odeur du crématoire (un deuxième four qui explosera un jour, sera construit pour accélérer les cadences), hantées par l’accumulation des cadavres. La résistance dans les camps, c’était tenter quelques gestes de solidarité, dire adieu à celle qui va mourir dans la journée au risque de sa propre vie, se priver de pain pour celle qui meurt de faim, de l’infâme breuvage pour celle qui meurt de soif, consoler la camarade qui souffre sans pouvoir se soigner au revier, l’antichambre de la mort, ou encore lutter intérieurement pour conserver quelques souvenirs de l’autre monde, les mots d’une pièce de théâtre ou le phrasé d’un poème, vivre enfin et surtout une heure encore, un jour de plus pour éloigner de soi le destin commun à toutes, l’échéance vers la mort.

    L’auteure se remémore le 25 Décembre 1944, ce Noël fêté au bloc par des françaises et des polonaises autour d’un sapin, d’une crèche décorés de bouts de chiffons volés un peu partout, une soupe, un chou, des pommes aussi dérobés pour un instant de grâce, le risque de mort mis en sourdine, subi au quotidien mais défié aussi parfois pour se sentir alors vivantes et solidaires.

    Autre parenthèse toute aussi irréelle est le récit du voyage en train de huit détenues transférées à Ravensbrücke évoquant entre elles, l’étendue des épidémies endurées au camp pour chasser du compartiment, des femmes SS envahissantes; le souvenir encore de ce geôlier SS connu de toutes pour sa cruauté, retaillant en gare de Berlin, le lacet défait d’une déportée déchaussée, de cet autre, prêtant aimablement un briquet pour allumer la cigarette de la narratrice. Mais la discipline s’était relâchée et les tortionnaires, une valise de vêtements civils à portée de main retrouvaient un zeste de civilité alors même que se délitait le contexte de la barbarie institutionnalisée.

    mesure de nos jours

    Sujet du troisième récit, le retour vers la vie d’avant fait ressortir une impression première de désillusion et d’amertume. La communauté des vivants n’offre aucune facilité, aucune place particulière à ces revenantes dont l’agonie subie en Allemagne demeure occultée: l’inconcevable expérience n’est décidément pas soluble dans la vie normale. Tenter d’oublier et se taire pour retrouver une place dans une société peu disposée à se remettre en question à l’audition des sacrifiés de l’Histoire, telle fut en règle générale la pressante invite. Il faut rappeler ici que le procès des collaborateurs français du nazisme se referma au nom de la réconciliation nationale, sans que la justice -corrompue elle-même- ait pu jeter ses filets aussi loin que nécessaire. On extirpa de la très longue chaîne des responsabilités des milliers de fonctionnaires zélés (dont Bousquet et Papon deviendront avec quelques autres, les figures emblématiques, quarante ans plus tard). Quel sens donner alors au combat contre l’occupant des fusiliers du Mont Valérien, des déportés d’Auschwitz et de tant d’autres quand les affidés de l’ennemi d’hier se trouvent absous à la libération? Quand les plus grands esprits au lieu de se soulever se sont réfugiés dans une neutralité prudente, comme Jean Paul Sartre, héraut d’une œuvre théâtrale autorisée par la censure et nommé professeur en remplacement même d’un collègue israélite, chassé par le régime.  Sans parler des nombreux artistes, tels Maurice Chevalier ou Tino Rossi régalant pendant toute la guerre, avec un état d’esprit complice, leurs auditoires franco-allemands et exemptés de toute condamnation fût-elle morale, à la libération! La désormais attachée au CNRS, aux côtés d’Henri Lefebvre, redresse pourtant l’échine en évoquant dans ce livre, le parcours des camarades, à l’issue de leur captivité. L’expérience du malheur absolu forme « une connaissance inutile » qui ne vaccine guère pour l’avenir et ne préserve pas des mesquineries du monde ordinaire. Mais le soleil brille toujours dans les cœurs, lors des retrouvailles: la fraternité des camarades est restée jusqu’à la mort de chacune, incommensurable!

    L’œuvre de Charlotte Delbo est le fruit de l’engagement de sa seconde vie toute entière, celui d’une intellectuelle porte parole légitime dans l’élaboration d’un vivant témoignage sur l’horreur des camps nazis, au nom d’un impérieux devoir de solidarité vis à vis des disparues, nourrir la mémoire et la conscience collective. Elle nous révèle aussi qu’aucun totalitarisme ne peut venir à bout d’un idéal de résistance à l’oppression, dont l’exemplarité s’imposait dans une France Pétainiste. Elle nous enseigne encore que l’expérience extrême soude les plus fortes solidarité. L’auteure consacrera d’ailleurs un livre au portrait des deux cent trente déportées du convoi du 24 Janvier 1943 dont cent quatre vingt une disparaîtront dans les camps. Elle nous montre enfin la valeur de la poésie qui parsème le récit, comme un parfait outil non d’idéalisation de ses propres blessures -le refuge narcissique parfois de l’écrivain- mais de sublimation des pires souffrances et du dénuement absolu générant contre l’instinct de conservation de soi, celui des autres, marquant ainsi l’échec d’un système d’écrasement de la solidarité et de la fraternité.

     

     

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