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Au revoir là-haut

21 octobre 2013 par Jacques Deruelle

au revoir affiche

Dans la boue des tranchées, le poilu comprit très tôt, que son pire ennemi n’était pas l’aigle boche transpercé de l’épée franque sur les affiches de la propagande arrière, mais sa propre hiérarchie, tant son matricule, sa peau, ne pesait d’aucun poids dans la balance décisionnelle de l’État major, penchant pour l’offensive au petit matin. Le général avait l’œil vissé sur ses cartes et l’oreille tendue vers Paris quand le troufion lui, tétanisé par le fracas des obus ne regardait plus que la mort en face. A l’automne 1918, pour les soldats allemands et français survivants de l’épouvantable tragédie, l’ ultime offensive pour modifier une position à la marge, n’avait vraiment plus aucun sens. C’est pourquoi les belligérants «jouaient la montre», chacun sentant la délivrance proche.

Pourtant, à quelques jours de l’armistice seulement, afin de complaire à son Général et gagner ses galons de capitaine, le lieutenant Henri d’Aulnay-Pradelle commet une double forfaiture pour mobiliser sur une imposture, son unité à l’assaut dernier de la côte 113 puis éliminer en plein combat, le deuxième classe Albert Maillard, témoin de son crime, enterré vivant dans un trou d’obus. Mais l’homme ressuscite miraculeusement grâce au sang froid d’un camarade, Edouard Péricourt qui, à peine l’ exploit accompli, encaisse un éclat d’obus qui lui arrache langue et mâchoire. Chargé d’une amère et vivante ironie, le chapitre premier d’«Au revoir là haut» de Pierre Lemaitre, emporte d’emblée la fervente adhésion du lecteur, avec sa narration millimétrée du vécu de ses personnages, d’une folle intensité.

au revoir geule cassées

Tandis que le cynique Pradelle, auréolé de son statut de héros national et de ses relations compte s’enrichir en décrochant un juteux marché public de constitution de grandes nécropoles avec les dépouilles du champ de bataille, Albert le timide et Edouard, l’artiste à la gueule cassée qui forment un duo sans le sou mais soudé par leur mésaventure, se lancent dans une arnaque de grande ampleur à la commande de cénotaphes que les Communes ont érigé sur leur grand place après la guerre de 1870, pour honorer les morts.

Au fil du récit s’entrecroisent la figure marquante de M Péricourt riche et influent homme d’affaires parisien et père écrasant d’Edouard, le dessinateur efféminé et provoquant qui tournera le dos à la propriété familiale et aux études en s’engageant dans l’infanterie. L’épouse de Pradelle, l’escroc débauché à la machiavélique beauté, Madeleine Péricourt qui a «la laideur des mal aimés» s’efforce de préserver son intégrité de future mère. Un vieil échalas misanthrope, Merlin, employé du Ministère, aux scrupules réveillés par ses travaux d’inspection des cimetières, complète l’intrigue d’un suspense quand au sort des valeurs républicaines. Apparaissent aussi celles qui figurent le retour des pulsions et des désirs, Louise, une enfant qui redonne des couleurs aux journées d’Edouard ou encore Pauline, la bonne si rieuse, désirée par Albert.

au revoir auteur

Pierre Lemaitre brosse avec la même aisance une histoire extraordinaire de tranchée, un portrait sans concession de la bourgeoisie financière parisienne et remonte le fil des affaires jusqu’au sommet de l’État, expert en tergiversations face aux situations compromettantes. Sans porter aucun jugement de valeur moral sur les protagonistes d’une histoire qui explore un domaine méconnu, les séquelles de la grande guerre, l’auteur conforte le sentiment du dérisoire sacrifice de milliers de poilus dont les dépouilles furent mêlées aux cadavres allemands dans les ossuaires ou découpées à la bêche pour entrer dans des bières inadaptées, afin d’augmenter les profits d’entreprises sans scrupules. Au regard du million et demi de morts de cette grande guerre, la commémoration prochaine de sa déclaration ne possède plus alors qu’une fonction symbolique, qu’aucun acte officiel jamais ne pourra expier. Aussi, dans ce roman subtilement iconoclaste, le détournement du produit des grandes collectes patriotiques sonnerait presque comme une catharsis jubilatoire.

 

 


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